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Les pelleteuses et les tronçonneuses, encadrées par des forces de sécurité, ne font qu’une bouchée des maisonnettes peintes en rouge où vivent les religieux de Larung Gar, l’un des plus grands centres d’études du bouddhisme tibétain au monde. Des démolitions orchestrées par Pékin, dans cette vallée isolée à 4000 mètres d’altitude dans la province chinoise du Sichuan, à 2 000 kilomètres au nord-ouest de Lhassa. Les autorités chinoises ne font pas mystère de leur objectif : réduire de 10 000 aujourd’hui à 5 000 le nombre des résidents de ce lieu, considéré comme un foyer de dissidence par le gouvernement, où GEO s’était rendu en 2014. Voici le reportage que nous avions alors publié.
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Un vent glacé balaye le clair obscur du petit matin. L’herbe pelée scintille de givre. Nul arbre à l’horizon. Rien que le moutonnement infini de dômes érodés entrecoupés de vallées caillouteuses. Çà et là, dans la montagne, des lignes de drapeaux de prière défraîchis, aux allures de toile d’araignée géante. A mesure qu’on s’enfonce dans l’ancienne province de Kham, on les trouve suspendus au passage des cols, sur les collines et les ponts, aux carrefours ou aux toits des fermes et des temples. Pour les Tibétains, le vent qui caresse les formules sacrées et les vœux altruistes imprimés sur l’étoffe, les disperse dans l’espace et les transmet à tous les êtres vivants rencontrés dans sa course.
Depuis la ville de Chengdu, capitale de la province chinoise du Sichuan, à deux jours d’une route souvent réduite à l’état de piste défoncée, ces chapelets de tissu aux couleurs vives balisent l’itinéraire jusqu’à Larung Gar. Sous ce nom quasiment inconnu en Occident s’est développé, depuis 1980, l’un des plus grands centres d’enseignement du bouddhisme tibétain. Entre 10 000 et 12 000 étudiants – les statistiques fiables font défaut – y vivent dans des centaines de cabanes peintes en rouge étagées à flanc de montagne. Deux bâtiments d’enseignement, l’un réservé aux femmes l’autre aux hommes, ont vu le jour ainsi que plusieurs temples, dont les grands moulins à prières couverts de cuivre brillent sous le soleil. Isolée à 4 000 mètres d’altitude, coupée du monde par la neige plusieurs mois par an, cette cité universitaire s’impose, par son rayonnement spirituel, comme un îlot de résistance religieuse aux persécutions subies par les Tibétains depuis soixante ans. Etablie dans le nord du Kham, une des anciennes provinces du Tibet « historique », à 2 000 kilomètres de Lhassa, la capitale de la région autonome du Tibet, Larung Gar reflète aussi la différence de traitement que Pékin réserve aux Tibétains. Ceux qui habitent la région autonome subissent une répression permanente et sans concession ; les autres, ceux des provinces intérieures, comme celle du Kham, bénéficient, eux, d’une relative indulgence entre deux accès d’autoritarisme.
6 heures 30. La note grêle et basse d’un gong déchire le silence et donne le signal du réveil. Blotties les unes contre les autres comme pour se tenir chaud en ce matin d’automne glacial, les maisonnettes où vivent moines et nonnes, dans des quartiers séparés, s’illuminent de l’intérieur. Aux premiers rayons du soleil, une prière retentit depuis l’école des hommes, longue litanie d’incantations récitées sur un rythme accéléré. Bientôt, emmitouflés dans leur robe grenat, des tablettes de bois en guise de cartable sous le bras, des étudiants pressés dégringolent les venelles par petits groupes pour se rendre à leurs cours. Dans les rues de terre battue, tirant des remorques cahotantes surchargées de briques et de sacs de ciment, des tracteurs crachotent leur fumée noire avec un bruit saccadé d’hélicoptère.
Sur les hauteurs, un troupeau de yaks ondule d’un pas tranquille devant la petite cahute où Khenpo Jigmé Phuntsok, l’homme qui fonda cette institution hors du commun il y a plus de trente ans, avait l’habitude de venir méditer. « Au Tibet, Jigmé Phuntsok était le plus célèbre lama, explique Robert Barnett, directeur d’études à l’université de Columbia et spécialiste du Tibet contemporain. Et son influence reste considérable aujourd’hui. » Né en 1933 dans une famille de nomades golok, il fut identifié à l’âge de 2 ans comme la réincarnation d’un grand maître de la tradition nyingma (« l’école des anciens », dont les enseignements furent les premiers à s’implanter au Tibet au VIIe siècle). Jigmé Phuntsok était aussi un « tertön », c’est-à-dire un découvreur de trésors spirituels. Doué de pouvoirs mystiques, il était réputé capable de retrouver des enseignements volontairement cachés au VIIIe siècle par le fondateur du bouddhisme tibétain, l’Indien Padmasambhava. « C’était quelqu’un qui faisait forte impression, un homme d’un immense charisme, ayant atteint une grande réalisation spirituelle », confirme Philippe Cornu, spécialiste de l’anthropologie des religions, chargé de cours à l’Institut national des langues et civilisations orientales et auteur d’ouvrages sur le bouddhisme.
L’homme devait avoir un sacré flair, et aussi beaucoup de volonté pour choisir ces versants désertiques et inhospitaliers des montagnes du Sichuan comme terre d’élection d’un projet culturel de grande envergure : fonder un institut d’études bouddhistes œcuménique ouvert sur le monde ; revitaliser la culture tibétaine, transmettre les enseignements du Dzogchen (le chemin de la grande perfection), la tradition tantrique la plus vénérable, mais aussi relancer le travail d’érudition sur les textes anciens… En bref, assurer la transmission d’un héritage spirituel. En 1980, il y avait urgence. La révolution culturelle chinoise (1966-1974) n’avait épargné aucun recoin de l’immense République populaire. Sur les hauts plateaux de cette province où, dans les années 1960, les cavaliers khampas furent les derniers résistants à l’occupant chinois, les gardes rouges avaient sévi. Comme après l’invasion du Tibet, en 1950, une vague de destructions balaya la région. Monastères dynamités, bibliothèques parties en fumée, moines envoyés par milliers dans des camps de rééducation… Se glissant dans la très relative libéralisation qui suivit la disparition de Mao, en 1976, Jigmé Phuntsok en profita, en 1980, pour créer à Larung Gar l’institut de Serthar, du nom de la ville la plus proche, à une quinzaine de kilomètres dans la vallée. La disposition des montagnes, la circulation de l’air et de l’eau des sources, l’harmonie des flux d’énergies avaient fait depuis longtemps de cet endroit isolé et paisible un ermitage réputé. Les autorités chinoises accordèrent à l’école le statut d’établissement d’enseignement et non celui d’institution religieuse. Lors de sa fondation, en 1980, ils n’étaient qu’une petite centaine de disciples. En baptisant entre eux « gar » (« campement »), leur institut, les premiers moines s’inscrivaient dans la tradition des universités itinérantes. L’intérieur spartiate des cabanes où vivent moines et nonnes est décoré des portraits de Jigmé Phuntsok. Sa photo, dans un cadre monumental surchargé de dorures et de draperies, domine aussi le patio des deux principaux bâtiments de l’institut. Dix ans après sa mort, le maître accompagne toujours la vie quotidienne des étudiants de Larung Gar. Une vénération proche du culte de la personnalité. A la moindre occasion, on offre aux visiteurs de passage des cartes plastifiées à son effigie.
L’aura de Jigmé Phuntsok n’a cessé de grandir au cours des années, l’enseignement non sectaire des différentes écoles du bouddhisme tibétain que proposait son institut faisant affluer les adeptes. En 1987, le maître, accompagné de centaines de disciples, entreprit un pèlerinage dans les montagnes sacrées de Wutai, dans la province du Shaanxi, à près de 2 000 kilomètres au nord-est de Larung Gar. Ce voyage accrut encore sa popularité. Six ans plus tard, une tournée mondiale ponctuée de conférences aux Etats-Unis, au Canada, en Inde, au Japon, à Hongkong et dans plusieurs pays européens dont la France, lui assura le soutien financier de membres influents de la diaspora tibétaine et de donateurs privés. Cet argent lui permit, à son retour, d’entreprendre un nouveau programme de constructions.
Assis en tailleur dans un coin de la grande salle d’étude de l’école des hommes, où règne un silence studieux, Chimé Dorjé, 21 ans dont déjà six d’études à Larung Gar, s’exprime d’une voix douce et ferme. Lorsqu’il évoque la mémoire du maître, qu’il n’a pourtant jamais croisé, son visage s’illumine d’un fin sourire. « Les deux messages clés transmis par Yishin Norbu (le terme par lequel les disciples désignent Jigmé Phuntsok et qui signifie “le joyau qui accomplit les souhaits”) m’accompagnent à chaque instant, explique-t-il. D’abord, toujours garder dans le cœur la temporalité des choses d’ici-bas, leur caractère illusoire et non permanent. Ensuite, contribuer au bien d’autrui. » Avec ce dernier point, on touche à l’essence même du bouddhisme tibétain : faire vœu d’aider tous les êtres à franchir l’océan de l’existence ; les secourir et leur permettre, à eux aussi, d’atteindre l’éveil et la fusion avec l’esprit du Bouddha.
Des novices de 15 ans qui chahutent un peu pendant l’étude. De vieilles nonnes ridées ployant sous des bidons d’eau. De rudes paysannes khampas aux pommettes rougies par l’air sec de l’altitude. A Larung Gar, on croise beaucoup de femmes. Plusieurs sources indiquent qu’elles seraient même plus nombreuses que les hommes. Dans une société tibétaine très patriarcale, voire machiste, où l’éducation religieuse des filles est souvent négligée, Larung Gar s’est signalé dès sa création par la qualité de la formation qu’on leur réservait. Pour la première fois, elles pouvaient atteindre le titre de khenpo (abbé), d’ordinaire réservé aux hommes, accessible après au moins neuf années d’études supérieures. La réputation de Larung Gar s’est donc vite répandue dans la région mais aussi beaucoup plus loin. Pour ces femmes, l’institut Serthar représente un nouveau départ. Kiu Sua, une Chinoise de 45 ans, aux cheveux ras, qui s’exprime dans un anglais hésitant faute de pratique, se rappelle sans nostalgie de son ancienne vie : « Je travaillais dans une galerie d’art à Pékin, raconte-t-elle. J’étais bien payée mais quelque chose ne tournait pas rond pour moi. J’étais bouddhiste mais je pratiquais peu, jusqu’au jour où une amie m’a parlé de Larung Gar. Nous avons décidé de nous y rendre en touristes et peu après j’ai décidé d’y revenir étudier. C’était en 2006 et je n’en suis plus repartie. Ici, j’ai trouvé la paix ».
Comme Kiu Sua, des centaines de Chinois, hommes et femmes, ont fait ce choix, s’arrachant à leur vie citadine pour étudier quelques années à Larung Gar, certains faisant vœu d’y consacrer le reste de leur existence. Le nombre de disciples non tibétains, originaires de toute la Chine, est estimé à environ 10 %, conséquence d’une ruée vers des trésors spirituels soudain accessibles. « Depuis une vingtaine d’années, on assiste à un renouveau de la pratique religieuse dans toute la Chine, explique Laurent Deshayes, chercheur spécialiste de l’histoire du bouddhisme tibétain à l’université de Nantes. Et le caractère non déiste du bouddhisme séduit beaucoup de Chinois han, surtout dans les milieux intellectuels. »
Des grappes de moinillons drapés dans leur robe grenat sirotent du thé brûlant, penchés sur les textes qu’ils étudient, ou pouffent de rire en se chuchotant des blagues à l’oreille. Pendus à leur téléphone portable, la main sur le front et l’air absorbé comme des financiers de la City, certains moines sont lancés dans d’interminables conversations. Par contraste, le silence qui règne dans la grande salle d’étude où se réunissent plusieurs centaines d’étudiants a quelque chose de surnaturel. Ce mélange de ferveur tranquille et de vivacité surprend ceux qui imaginent les bouddhistes comme des gens calmes et réservés en toutes circonstances. En témoigne la scène qui se joue, en cette fin d’après-midi, sur l’esplanade face à l’école des hommes. Une dizaine d’étudiants se font face, la moitié assis sur le sol, les autres debout dans ce qui ressemble de loin à un pugilat ponctué de grands éclats de voix. Les moines debout tapent dans leurs mains, font des moulinets avec leurs bras, crient, s’esclaffent dans des envolées d’étoffes, se penchent vers leurs vis-à-vis en hurlant d’un air accusateur et menaçant, lesquels répondent sur le même ton, pointant l’index, criant plus fort encore. Aucune bagarre en réalité, mais seulement la tradition du « débat » de fin de journée. Une sorte de quiz verbal sur des questions de doctrine, dont le but, pour les maîtres, est de « coller » les novices afin de leur faire prendre conscience de leur ignorance quand ils ont tort… ou de les inciter à ne pas se laisser impressionner quand ils ont raison.
Larung Gar, 2014 © BODHICITTA / Wikimedia Commons
Malgré ce quotidien insouciant, la vie ne s’est pas toujours déroulée paisiblement à Larung Gar. La popularité de Jigmé Phuntsok, le succès de son institut et ses déplacements à l’étranger ont eu le don d’irriter Pékin. En 1994, il fut interdit au maître de quitter le pays sous prétexte des liens qu’il avait noués, lors d’un voyage en Inde, avec le dalaï-lama. Ce tour de vis opéré par le gouvernement alors dirigé par Jiang Zemin concernait d’ailleurs l’ensemble du Tibet historique : en 1997, des « unités de travail patriotique par l’éducation » furent envoyées dans tous les monastères. Objectif : forcer les moines à dénoncer leur chef spirituel et à faire serment d’allégeance au Parti. A Larung Gar, des fonctionnaires locaux imposèrent des cours de rééducation idéologique. La liberté de mouvement de Jigmé fut restreinte à la seule province du Sichuan et on lui imposa de réduire d’urgence le nombre d’étudiants à 1 400… Menaces, rapports, injonctions et ultimatums se succédèrent jusqu’en juillet 2001. En vain. Alors arrivèrent des engins de chantier escortés par des camions de soldats en armes accompagnés de membres des brigades de rééducation patriotiques. Munis de pinceaux et de pots de peinture, ceux-ci se mirent à tracer les mots « à détruire » sur des centaines de cabanes alors que la panique gagnait moines et nonnes. Dorjé Kalsang, 78 ans, dont huit de méditation solitaire au fond d’une grotte, n’a rien oublié de ces journées terribles. Barbiche blanche et lunettes cerclées d’acier, mince silhouette voûtée qui ponctue ses phrases en agitant une béquille de bois, le vieil homme enseigne aujourd’hui dans un petit monastère, à une journée de piste de Larung Gar, au-dessus du hameau de Ka Lao, nid d’aigle à flanc de montagne. « A grands coups de pieds dans les portes, les policiers ont fait irruption dans nos habitations, se souvient-il la voix vibrante d’émotion. Ils hurlaient que tout ça était illégal et que nous devions décamper immédiatement si nous ne voulions pas être ensevelis avec nos maisons, qu’ils avaient ordre de démolir. » Dorjé marque un temps d’arrêt puis ajoute, d’une voix soudain apaisée : « Je crois que la puissance spirituelle du maître était à cette époque devenue si importante qu’elle faisait peur au gouvernement ».
Méthodiques, les destructions durèrent plusieurs semaines, réduisant à l’état de décombres des centaines de maisonnettes, tandis que près de 7 000 personnes étaient expulsées manu militari. Les nonnes d’origine chinoise furent les plus affectées car sans famille au Tibet et ayant tout quitté pour rejoindre Larung Gar, elles se sentaient perdues. Des témoignages indiquent que plusieurs se suicidèrent de désespoir, beaucoup d’autres se mettant à mendier le long des routes ou dans les villages alentours pour survivre.
Quant à la santé de Jigmé Phuntsok, profondément affecté par le coup de force, elle se détériora. Transféré dans un hôpital militaire de Chengdu, il y demeura en résidence surveillée de longs mois avant d’être autorisé, en 2002, à regagner l’institut, sous étroite surveillance. A nouveau hospitalisé fin 2003, le maître s’éteignit le 6 janvier 2004, officiellement des suites d’une déficience cardiaque. « Le bruit court qu’il a été empoisonné… » confie Katia Buffetrille, une ethnologue spécialiste de la culture tibétaine qui passe beaucoup de temps sur le terrain.
Aujourd’hui, les cabanes de bois ont été reconstruites. La rue principale est désormais goudronnée. Une école réservée aux femmes, deux temples, une maison de thé et même un hôtel ont vu le jour. Un dispensaire et un petit supermarché sont en cours de construction. La ruche paisible s’est remise à bourdonner. Contrairement à ce qui avait été prévu, l’institut d’études bouddhistes a survécu à la disparition de son fondateur, se jouant des tracasseries administratives et des pressions policières. Peu à peu, les étudiants sont revenus par milliers.
Les bienfaiteurs aussi. Le succès de Larung Gar tient en effet largement à un réseau de généreux donateurs, et ce depuis la création de l’institut. « Jigmé Phuntsok, du fait de son immense charisme, a reçu beaucoup de donations de la part de Tibétains comme de Chinois », rappelle l’ethnologue Katia Buffetrille. Quant à la province du Sichuan, elle compte parmi les plus riches du pays. « C’est un peu la Toscane de la Chine, précise Jean-Luc Domenach, sinologue et directeur de recherches à l’Institut d’études politiques de Paris. Des villes comme Chengdu ou Chongqing ne manquent pas de riches Tibétains prêts à jouer les mécènes. » A qui les moines doivent-ils ce semi-remorque rempli de cartons de thé – plusieurs tonnes – qui parvient régulièrement jusqu’au centre de Larung Gar ? Son déchargement en pleine rue donne lieu à une foire d’empoigne bon enfant, une foule compacte tendant les bras autour du camion, chacun étant certain de repartir avec plusieurs semaines de consommation gratuite sous le bras. Le donateur serait un Chinois qui souhaite rester anonyme. Quant aux cabanes des disciples, elles auraient été financées par un homme d’affaires local… avec la bénédiction des autorités.
Cette tolérance officielle constitue l’autre explication de la prospérité de Larung Gar : sans l’assentiment implicite des Chinois, jamais ce haut lieu de l’identité tibétaine n’aurait pu ressusciter. « On se trouve en présence du même système de contrat tacite que celui qui prévalait dans l’est du Tibet avant le soulèvement de la région autonome en 2008, indique le spécialiste Robert Barnett. La Chine tolère les monastères mais rend les lamas responsables de ce qui s’y passe. » Autrement dit, à eux de persuader leurs ouailles d’éviter toute activité politique sous peine de fermeture immédiate. L’histoire récente l’a montré. « En bien des endroits, cette approche du donnant donnant a été remise en cause après 2008 au profit d’une répression policière et d’un contrôle direct, poursuit le chercheur. Mais pas partout : il faut imaginer le Tibet comme un patchwork où les situations peuvent varier considérablement d’une région à l’autre. La situation de Larung Gar est donc très fragile. » Du jour au lendemain, si Pékin décide à nouveau de sévir, tout peut basculer…
Prudence oblige, la cité universitaire est un endroit où l’on parle peu de politique. La plupart des étudiants évitent d’aborder les sujets qui fâchent comme l’action du gouvernement tibétain en exil ou la perspective, un jour, d’une indépendance du Tibet. Mêmes précautions lorsqu’on évoque avec eux l’éventualité d’une extension de la cité et l’arrivée de nouveaux disciples. « Impossible ! » tranche calmement Chogyal, un jeune lama de 27 ans, qui ajoute avec un sourire énigmatique : « Il n’y a plus de place ». Difficile à croire. Tel un jeu de construction laissé en plan, les petites maisons de bois rouge s’arrêtent brusquement à flanc de montagne alors que le terrain libre pourrait en accueillir deux fois plus. L’accord avec les autorités locales a, semble-t-il, des limites. Le nombre des résidents de l’institut aurait-il été gelé en échange de sa survie ? Un arrangement qui satisferait tout le monde, y compris certains fonctionnaires provinciaux, qui continueraient, selon les confidences de plusieurs bons connaisseurs de la question, à prélever une dîme sur l’argent investi à Larung Gar. L’Etat chinois ensuite, soucieux d’éviter l’agitation des esprits et la contagion identitaire. « Lorsque la religion est tranquille, la main de la répression se fait plus molle », souligne le sinologue Jean- Luc Domenach.
A quelques kilomètres de l’école bouddhiste, sur des pentes couvertes d’une herbe rase, le lama Chogyal se rend en un lieu où Jigmé Phuntsok aimait se recueillir. Les flux d’énergie passent pour y être propices à une bonne concentration. L’endroit, désormais, accueille des hôtes d’un autre genre. Des dizaines de vautours tournoient dans l’azur, portés par un vent léger. C’est le site choisi pour offrir à ceux qui meurent à Larung Gar le rituel du « jator », les « funérailles célestes ». Donné en pâture aux rapaces, le défunt est dévoré en moins d’une heure. Entre les battements d’ailes et les claquements de becs acérés, on entend craquer les membres qui se brisent. Une fois repus, les vautours regagnent leurs nids dans les montagnes. L’enveloppe charnelle s’envole ainsi dans le ciel par petites bouchées, assurant le cycle de la vie. Les os eux-mêmes, réduits en morceaux par le « ragyapa », le maître officiant, finissent dans la panse des oiseaux. Assis dans l’herbe, les proches assistent à la cérémonie. Insoutenable et sublime.
D’autres ombres planent sur Larung Gar. Toujours sous la menace des autorités chinoises, l’école fondée par Jigmé Phuntsok n’est pas non plus à l’abri de catastrophes comme l’incendie qui a détruit, en janvier dernier, des centaines de maisons. « Larung Gar va encore grandir, prédit pourtant le lama Chogyal. Pas en taille mais en importance spirituelle. » Elle reste portée par ce mélange subtil de résilience, de compassion et de fermeté qui inspire ses disciples. Une forme de courage que les Tibétains appellent « l’os du cœur ». Coriace, cet os-là n’est pas de ceux que les vautours digèrent.
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