Au pays du blasphème, le verdict tombe très vite. Blasphème si on clame : « Je chie sur Dieu.» Blasphème si on dit que Mahomet n'aurait pas aimé l'injustice. Blasphème encore si on chante des trucs pas franchement à la gloire de Dieu… Les motifs sont aussi nombreux que les sanctions. Celles-ci peuvent aller de la simple amende à la peine de mort, en passant par l'emprisonnement ou les coups de fouet. Mais où se trouve cet enfer sur terre ? Partout ou presque.
En terre d’islam, dans les théocraties où pouvoirs temporel et spirituel se confondent, les choses se compliquent encore, et l’interdiction du blasphème sert bien mieux les politiques répressives envers les minorités que la défense du sacré. Pour autant, aucun pays n’est à l’abri d’une « affaire » de blasphème, quand bien même la loi ne reconnaît plus ce délit.
En une petite dizaine d’années, jamais on n’aura autant entendu parler de blasphème. Même en France. Un truc qui pourtant n’existe plus, juridiquement parlant, depuis la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Une subtilité juridique qui aura sans doute échappé à Nicole Belloubet, ex-ministre de la Justice. Début 2020, en pleine affaire Mila, elle s’était illustrée en évoquant « l’insulte à la religion » pour les propos énervés de l’adolescente contre l’islam. Recensement non exhaustif des insultes envers Dieu et des délires des fanatiques de tout poil.
Être femme et chrétienne, c’est cumuler pas mal de tares au Pakistan. En 2010, Asia Bibi est devenue tristement célèbre en un rien de temps. Et tout ça pour une histoire d’eau. En juin 2009, elle cueille des baies sauvages dans la campagne avec d’autres femmes. À leur demande, elle va chercher de l’eau dans un seau et en boit une gorgée. L’une des fausses copines d’Asia Bibi tape un scandale. Quoi, de la bave de chrétienne haram (« interdit », « impur ») dans le gobelet ?! Imbuvable ! Asia Bibi ne se laisse pas démonter. Elle réplique que le Prophète ne serait pas d’accord avec ça. Engueulade généralisée jusqu’à ce que les femmes hurlent au blasphème. S’ensuit une cascade de dingueries comme seuls les fanatiques religieux savent en faire : dépôt de plainte, descente de police chez Asia, qui manque de se faire lyncher par la populace. En 2010, Asia Bibi est condamnée à mort pour « blasphème envers l’islam ». Un verdict confirmé en appel, en 2014. Sous la pression internationale, la Cour suprême finit par l’acquitter en 2018, puis en 2019, après les ultimes recours des ultras de la religion. Asia Bibi s’exile au Canada en mai 2019. Mais cette question du blasphème est une affaire qui n’en finit pas. D’abord parce que ses rares défenseurs – comme, en 2011, le gouverneur du Pendjab, Salman Taseer, puis, la même année, le ministre des Minorités religieuses, Shahbaz Bhatti, de confession catholique – se font assassiner par des illuminés islamistes. Ensuite parce que l’acquittement d’Asia Bibi a renforcé le parti radical islamiste Tehreek-e-Labaik Pakistan (TLP, Mouvement au service du Prophète) dans ses appels au meurtre des « blasphémateurs ». Certes, ces agités du Coran sont moins présents dans les prétoires (auparavant, ils hurlaient « À mort ! » durant les procès et menaçaient les juges), mais leur pouvoir de nuisance demeure intact. Les juges de première instance, au plus près de la population, flippent un max. Pour preuve, dans les juridictions supérieures, ils annulent régulièrement des sentences de mort pour blasphème. « La majorité [d’entre elles] sont fondées sur de fausses accusations liées à des problèmes fonciers ou à des vengeances personnelles », a reconnu la Cour suprême dans un arrêt de 2015.
Enfin libre ! Après avoir été condamné pour blasphème, le blogueur mauritanien Mohamed Cheikh Ould Mohamed Mkhaïtir – le « plus ancien journaliste-citoyen détenu en Afrique francophone », selon Reporters sans frontières – a été libéré en juillet 2019, après plus de cinq ans de détention. Dans un de ses articles, il critiquait l’utilisation de la religion pour justifier des discriminations envers sa communauté, les Maalmines (forgerons). Détenu depuis janvier 2014, il avait été condamné à mort pour apostasie, son texte étant jugé blasphématoire envers Mahomet. En novembre 2017, cette peine avait été ramenée en appel à deux ans de prison, en raison de son repentir. Une décision jugée trop clémente par les croyants les plus radicaux, qui réclamaient son exécution. Alors, au lieu d’être remis en liberté, comme cela aurait dû être le cas, le blogueur croupit en détention administrative. Les militants d’Amnesty International s’inquiètent alors « de son état de santé physique et mentale » et réclament sa libération. Mais, pour être bien certains de la sincérité du repentir de Mkhaïtir, les « oulémas », ces théocrates locaux, exigent un rétropédalage public. Le prisonnier s’exécute : « Comme je l’avais annoncé au début de 2014 et comme je l’ai répété à toutes les occasions qui s’offraient à moi devant les tribunaux, je réaffirme ici mon repentir devant Allah, le Seigneur des Mondes », écrivait-il sur Facebook. Comment dit-on « chantage » en mauritanien ?
En janvier 2020, Mila, une adolescente de l’Isère fatiguée d’être lourdement draguée, puis traitée de tous les noms sur les réseaux sociaux, au motif qu’elle est lesbienne, s’emporte contre l’islam : « L’islam, c’est de la merde […] votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul », lâche-t-elle. Aussitôt, les menaces de mort pleuvent, et la jeune fille doit quitter son lycée. L’« affaire Mila » commence. Elle enfle avec les déclarations de la ministre de la Justice d’alors, Nicole Belloubet, pour qui « l’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience », propos dont elle regrettera très vite « l’inexactitude ». La machine s’emballe. Emmanuel Macron doit monter au créneau pour réaffirmer le « droit au blasphème » et « à critiquer, à caricaturer les religions ». Mais, entre lâcheté et complaisance, la sphère politico-médiatique ne nous a pas déçus. Rappelons que le blasphème n’est pas un délit dans notre beau pays. Qu’est-ce que ça serait, sinon…
En juillet 2017, Willy Toledo, un acteur espagnol, s’est ouvertement foutu de la Vierge et de Dieu dans ses posts Facebook : « Je chie sur Dieu et j’ai de la merde à revendre pour chier sur le dogme de « la sainteté et la virginité de la Vierge Marie ». » Ses propos ne tombaient pas du ciel, Willy Toledo entendait soutenir trois femmes artistes, elles-mêmes poursuivies pour blasphème. Leur faute ? Avoir porté en procession à Séville un vagin géant baptisé le « con insoumis ». L’Association espagnole des avocats chrétiens a porté plainte contre Toledo. L’acteur, qui ne risquait qu’une amende, a été jugé par un tribunal madrilène le 17 février 2018. Dans sa décision, la juge a souligné « le manque d’éducation, le mauvais goût et le langage grossier » de l’accusé, mais a tranché que ces messages ne constituaient pas « un délit de dénigrement des sentiments religieux ». En Espagne, on poursuit des internautes et des artistes pour leurs textes, leurs œuvres, les paroles de leurs chansons…
Chez les bouddhistes aussi, il y a des radicaux. En 2019, le groupe Puissance bouddhiste de la terre s’en est pris à une jeune artiste qui avait représenté Bouddha en Ultraman, personnage d’une série télévisée japonaise. Les « puissants bouddhistes de la terre » ont estimé l’œuvre déshonorante et portant « préjudice à un trésor national ». L’artiste a dû présenter ses excuses, mais a quand même pu vendre ses œuvres aux enchères. Quant aux radicaux thaïlandais, ils estiment pouvoir porter plainte au nom d’une loi interdisant l’insulte à la religion. Pas tous zen, donc.
Avant le cas emblématique de la blogueuse Emna Charki, la Tunisie avait déjà connu des procès médiatiques pour délit de blasphème. En 2012, Jabeur Mejri et Ghazi Béji (qui avait réussi à fuir le pays) ont été condamnés à sept ans et demi de prison pour « atteinte à la morale, diffamation et trouble à l’ordre public », après la publication de caricatures du prophète Mahomet sur Facebook. La même année, l’homme d’affaires Nabil Karoui était jugé pour « atteinte aux valeurs du sacré », pour avoir diffusé sur sa chaîne de télévision, Nessma TV, le film Persepolis, dont la Franco-Iranienne Marjane Satrapi est la coréalisatrice. Il a bon dos, le blasphème. On pourrait plutôt y voir la grosse frousse du pouvoir devant la culture, l’esprit critique et l’art.
En 2018, Rolando Mandragora, joueur au club de l’Udinese, tape la balle et jure tout haut. Tout le monde s’en fout, sauf la Ligue de football italienne, qui va le suspendre pour « propos blasphématoires ». Sur les vidéos, les culs-serrés de la ligue décryptent le mouvement des lèvres du joueur. Horreur ! Des « porca Madonna, vaffanculo, Dio cane » en veux-tu en voilà sortent de sa bouche. Ces insultes ont beau être monnaie courante en Italie, les pères la pudeur de la ligue suspendent Mandragora en le privant des matchs retour. Son entraîneur a considéré la sanction comme sévère, estimant qu’il « méritait tout au plus un avertissement ». Pour surréaliste que soit ce cas, le footballeur jureur n’est pas le premier à être suspendu pour blasphème en Italie. En 2010, Nicola Pozzi avait payé pour un « porco Dio ! ». En 2015, c’est l’attaquant français Jérémy Ménez qui a loupé un match pour blasphème, alors qu’il jouait sous les couleurs de l’AC Milan. En Italie, le Code pénal punit « quiconque blasphème publiquement par invectives ou paroles outrageantes contre la Divinité ».
Suzethe Margareth est chrétienne. Début 2020, on la voit dans une vidéo qui a provoqué un tollé dans le pays : la femme de 52 ans sort d’une mosquée, chaussures aux pieds et un chien en laisse à ses côtés. Blasphème ! hurlent les croyants. En nombre, puisque l’Indonésie est le pays qui compte le plus de musulmans au monde. Le juge l’a reconnue coupable, mais lui a épargné la peine de prison parce qu’elle est « atteinte de maladie mentale sévère ». Grâce à sa dinguerie, elle échappe donc à la peine de six mois ferme requise par le parquet. Le représentant de la mosquée, Ruslan A. Suhady, a dénoncé cette dispense. Les gens qui ont des troubles mentaux « en général vont nus dans les rues ». Or « cette femme avait des vêtements propres », remarque le finaud religieux. À se demander qui est le plus tapé des deux ! L’affaire Margareth est la dernière en date d’une série de procès pour blasphème en Indonésie, où les « coupables » risquent jusqu’à cinq ans de prison. Ces poursuites servent aussi à mettre la pression sur les minorités religieuses. Ainsi, pour s’être plainte de l’appel du muezzin, une Indonésienne d’origine chinoise et de confession bouddhiste a été condamnée pour blasphème à dix-huit mois de prison. De même, l’ex-gouverneur chrétien de Jakarta (issu de la minorité chinoise) a passé deux ans derrière les barreaux pour avoir affirmé que l’interprétation d’un verset du Coran selon lequel un musulman ne doit élire qu’un dirigeant musulman était erronée.
Alors que l’Angleterre et le pays de Galles avaient abandonné leurs lois réprimant le blasphème en 2008, l’Écosse conservait dans son Code pénal une vieille loi poussiéreuse qui n’a pas été appliquée depuis… cent soixante-quinze ans. Mais, en août 2020, le gouvernement écossais a publié un nouveau projet de loi pour dépénaliser le blasphème. A priori, c’est une bonne nouvelle. Pour Édimbourg, le maintien de cette infraction « ne reflète plus le genre de société dans laquelle nous vivons ». Le ministre de la Justice, Humza Yousaf, a déclaré que la loi serait modernisée et couvrirait désormais les discriminations basées sur l’âge, le handicap, l’origine, l’orientation sexuelle et… la religion. « En créant des lois fortes, le Parlement enverra un message fort » selon lequel ce type d’actes ne « seront pas tolérés », a-t-il ajouté. Le projet a été applaudi par Humanists UK, association qui milite contre la loi sur le blasphème depuis 2015. Mais des artistes comme l’actrice Elaine C. Smith ou l’humoriste Rowan Atkinson, célèbre pour son personnage de Mr. Bean, s’inquiètent d’une loi faux nez pour un blasphème modernisé qui ne dirait pas son nom, mais limiterait tout de même la liberté d’expression.
Au Nigeria règne la charia, mais dans le nord du pays, c’est pire, les tribunaux du coin fonctionnant de manière parallèle au système judiciaire étatique. Pour avoir mis en musique des paroles considérées comme insultantes envers Mahomet, Ibrahim Said Sharif a été condamné à mort par un tribunal islamique. Peu avant, c’est l’opinion publique qui l’avait déjà jugé, et plutôt sévèrement. Dès la diffusion de la chanson impie, des habitants de Kano avaient manifesté, puis mis le feu à la maison du chanteur, avant de réclamer son arrestation. Le tribunal ne pouvait que suivre la vox populi. Ibrahim Said Sharif a été condamné à être pendu. Jeudi 13 août 2020, Amnesty International a appelé les autorités de l’État nigérian de Kano à annuler la condamnation.