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A Rangoon, la pluie de la mousson n’en finit pas de délaver les façades des vieux immeubles coloniaux. Elle dégouline sur les feuilles de plastique qui recouvrent les minuscules échoppes de beignets et de poissons séchés, coule sur les parapluies des passants qui tentent d’éviter les flaques sur les trottoirs défoncés. Le taxi jaune et noir aux portières cabossées s’arrête devant la pagode Chaukhtatgyi. Son bouddha couché au visage efféminé est l’un des plus imposants de Birmanie. Derrière, une allée couverte conduit au monastère du même nom. Le sol est glissant sous les pieds nus, le toit de tôle ondulée crépite sous la pluie battante. Des chiens rasent les murs. Quelques bonzes en robe rouge traversent l’allée, silencieux et furtifs. « Avant les événements de septembre 2007, susurre un vieil homme, ils étaient plus de 600 ici ; ils ne sont pas plus de 300 maintenant. Les autres sont partis, ou bien ils ont été arrêtés. Et ceux qui restent se taisent. »
Une vingtaine de monastères de Rangoon ont été investis par les forces armées dans les derniers jours de septembre 2007, lorsque la junte a décidé de donner un coup d’arrêt à la révolte des bonzes. Les meneurs ont été arrêtés ; les autres, renvoyés en province, dans leurs communautés d’origine. Beaucoup ne sont jamais revenus.
A 700 kilomètres au nord de Rangoon, Mandalay, la deuxième ville du pays, est aussi sa « capitale » religieuse. Les jeunes gens viennent de toute la Birmanie étudier les fondements du bouddhisme theravada (« petit véhicule ») dans ses monastères. Celui de Masoe Yein est l’un des plus prestigieux. Les robes de moine qui sèchent au soleil forment un nuancier de rouges, du presque brun au carmin.
Quelques bonzes acceptent de raconter leur « révolution ». « Ce mouvement venait du plus profond de notre coeur, confie un moine âgé de 34 ans. Tous les jours, nous quêtons notre nourriture. Et chaque jour nos bols étaient de moins en moins remplis, parce que les fidèles n’avaient plus rien à offrir. Nous sommes descendus dans la rue pour exprimer notre compassion. C’était notre devoir. » Non loin de là, le monastère de Mya Taung Taik respire la sérénité : un parc arboré, des bâtiments en bois. Notre interlocuteur est cette fois un solide gaillard de 19 ans avec un large sourire aux lèvres. Sa robe de moine dévoile des biceps musclés. Il est là pour six ans encore, puis il retournera dans son village pour enseigner à son tour les principes du bouddhisme. L’an dernier, au plus fort des manifestations, il a été de ceux qui ont jeté le riz offert par le gouverneur, lequel espérait ainsi, en privant les moines de leur raison de quêter, pouvoir mieux les consigner dans leurs monastères. Par deux fois, il a retourné son bol à offrandes – une pratique, conforme aux canons du bouddhisme, qui équivaut à l’excommunication du donateur. Il a été renvoyé, pour quelques semaines, dans son village. « Ils ont payé mon ticket de bus. En fait, ils ne voulaient pas que j’aille manifester à Rangoon… […] Pourquoi nous avons échoué ? Mais parce qu’ils ont des fusils, pardi ! Contre leurs armes, nous ne pouvions rien ! »
A la différence de ceux de Rangoon, les monastères de Mandalay n’ont pas été mis à sac par l’armée. La rumeur veut que cela tienne à la personnalité du gouverneur, qui n’était pas favorable à l’usage de la force. L’armée s’est contentée de boucler les entrées pour empêcher les moines de sortir.
Janvier 1948 Indépendance de la Birmanie
Mars 1962 La junte prend le pouvoir
Août 1988 Soulèvement populaire, réprimé dans le sang
Mai 1990 Elections démocratiques, remportées par la Ligne nationale pour la démocratie
Octobre 1991 Son leader Aung San Suu Kyi, se voit attribuer le prix Nobel de la paix
Septembre 2007 Révolte des moines
Mai 2008 Cyclone Nargis: 200 000 morts et 2 millions de déplacés
A 130 kilomètres en aval de Mandalay, sur l’autre rive de l’Irrawaddy, le grand fleuve du pays, la bourgade poussiéreuse de Pakokku compte à elle seule près de 10 000 bonzes. C’est ici que tout a commencé. Les premiers à avoir eu l’idée de descendre dans la rue furent les moines du monastère de Wibonlayama. Celui-ci ne regroupe qu’une centaine d’étudiants dans ses vieux bâtiments, entre palmiers, frangipaniers et manguiers. Un déambulatoire à colonnes mène au bâtiment central. Au premier étage, une grande pièce, parquetée de bois sombre, sert à la fois de salle d’études et de dortoir. « Nous avons été quelques-uns à penser qu’il fallait faire quelque chose, pour dire notre compassion, raconte l’un des moines. Nous en avons discuté entre nous, puis avec les moines des autres monastères de la ville. » La première manifestation a lieu le 24 août 2007. Trois jours plus tôt, à Rangoon, une douzaine d’activistes avaient été arrêtés pour avoir organisé un rassemblement contre la vie chère. Les moines de Pakokku, eux, se contentent de défiler, vêtus de leurs trois robes, en récitant le Metta Sutta, un texte sacré du bouddhisme, hymne à l’amour et à la bienveillance. Arrivés dans le centre-ville, ils sont stoppés par les forces de l’ordre, qui tirent en l’air pour les disperser. Les policiers se saisissent de trois manifestants, qu’ils fouettent après les avoir attachés à un poteau électrique. L’un des bonzes appartient à l’un des plus grands monastères de la ville, celui de Mahavisutarama. Toute la communauté est alors en ébullition. Les moines veulent des excuses. Ils décident de boycotter les dons des soldats et des policiers. « Nous avons tous rejeté leur riz, même notre abbé ! » raconte un jeune moine. Qu’en est-il aujourd’hui ? « Cette année, en juillet, pour la fête du Waso [le début du « carême » bouddhiste], l’abbé a accepté les offrandes des militaires. Il l’a fait pour protéger le bouddhisme. Sans fusils, nous sommes condamnés au silence », soupire le jeune homme. Derrière lui, dans un petit oratoire, trône un bouddha doré, auréolé d’ampoules clignotantes vertes et rouges, et flanqué de deux ombrelles de dentelle blanche. L’abbaye ne compte plus aujourd’hui que 600 moines. L’an dernier, ils étaient 800.
A quelques jours du premier anniversaire des manifestations, les monastères de Pakokku ont reçu la visite de policiers, venus les mettre en garde contre une reprise des troubles. Ce qui n’a pas empêché les bonzes de Wibonlayama d’aller le 8 août, date de la commémoration de la révolte de 1988 – réprimée dans le sang – déposer des fleurs devant les trois bouddhas de la pagode Thihosin, la plus sacrée de la ville. Au nez et à la barbe des autorités…
Un an après les événements de septembre 2007, la Birmanie est plus que jamais sous la botte.
La dirigeante de l’opposition birmane, Aung San Suu Kyi, a reçu dimanche pendant plus de quatre heures son médecin personnel alors que son état de santé inspire de l’inquiétude, à la suite d’informations selon lesquelles elle refuserait de se nourrir. Placée sous perfusion, elle a finalement accepté ses rations de nourriture pour la première fois en un mois.
Pendant quelques semaines, les autorités ont donné le change. Aung San Suu Kyi, l’icône de l’opposition, a pu, photos à l’appui, s’entretenir avec l’émissaire de l’ONU, Ibrahim Gambari, puis avec un ministre de la junte et même avec les quelques vieux dirigeants de son parti encore en liberté. De la poudre aux yeux… Car les chiffres, eux, sont têtus : il y avait 1 100 prisonniers politiques en Birmanie au début de 2007, 1 800 à la fin de cette même année, après les arrestations liées à la révolte des bonzes, et ils sont aujourd’hui, selon les estimations des chancelleries occidentales, près de 2 000. Le 27 mai, l’assignation à résidence de la célèbre opposante, âgée de 63 ans, a été une nouvelle fois prorogée. Quarante-huit heures seulement après la tenue, à Singapour, d’une conférence des donateurs consacrée à l’aide aux victimes du cyclone Nargis…
L’ouragan qui a ravagé, au début du mois de mai, le sud du pays a été pour les moines l’occasion de revenir sur le devant de la scène et d’afficher leur compassion, en suppléant aux défaillances de l’Etat. « Jamais, depuis septembre 2007, ils n’avaient été si présents ni si actifs. Des milliers d’entre eux se sont rendus sur place pour apporter leur aide », explique un chef d’entreprise. « Ils s’étaient déjà sacrifiés l’an dernier, ils ont de nouveau été en première ligne avec le cyclone. Ce sont eux, la véritable colonne vertébrale de notre société », commente une intellectuelle proche de l’opposition. Il y a en Birmanie 400 000 bonzes, presque autant que de soldats.
Le cyclone Nargis n’a pas seulement mobilisé les moines. « Etudiants, hommes d’affaires, commerçants, tous se sont sentis concernés. Des réseaux se sont créés, des associations informelles se sont constituées », raconte un médecin qui a ouvert avec des collègues un centre d’aide médicale dans une région sinistrée non loin de Rangoon. Ces petites associations n’ont pas d’existence légale. La plupart ne comptent qu’une poignée d’individus qui se sont regroupés pour organiser des collectes dans leur entourage, puis acheminer des pompes ou des filets de pêche, ou encore reconstruire une école. « Cela me rend optimiste », dit une jeune femme.
Pour l’heure, ces nouveaux associatifs restent prudemment à l’écart de la politique. Pour avoir violé cette règle non écrite, et critiqué l’incurie de la junte, l’acteur Zarnagar, l’un des plus célèbres comédiens birmans, a été condamné le 30 juillet à deux ans de prison. « Le désir de démocratie demeure entier, mais les gens ne croient pas à un changement possible. Ils ont le sentiment que ce régime est indéboulonnable », constate un observateur occidental. « En septembre 2007, lorsque les moines ont manifesté, les habitants de Rangoon les ont soutenus un peu comme des supporters, sans vraiment s’engager. Ils sont sortis dans la rue, mais ne se sont pas joints au cortège, souligne de son coté Gabriel Defert, universitaire et maître d’oeuvre d’un récent ouvrage collectif sur la Birmanie d’aujourd’hui (1). Ils approuvaient leur combat, mais ils le savaient perdu d’avance. Et personne n’a oublié la répression de 1988. »
Pourchassés, les activistes sont remis en détention à la moindre incartade. « Toute tentative de faire bouger les choses par la voie pacifique est vouée à l’échec », déplore l’un de ces opposants, ancien prisonnier politique. D’autant que la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), le parti d’Aung San Suu Kyi, vainqueur des élections annulées de 1990, n’est plus que l’ombre d’elle-même. Seuls sont encore en liberté quelques-uns de ses plus vieux dirigeants, anciens militaires pour la plupart, largement déconnectés des réalités du pays. Tous ceux susceptibles de structurer l’opposition sont en détention, ou en exil. Nombre d’intellectuels déplorent d’ailleurs l’absence de stratégie du vieux parti, qui campe depuis dix-huit ans sur sa victoire volée de 1990. « C’est une posture irréaliste, confie une opposante, mais il est en même temps très difficile pour nous de sortir de ce discours, parce que c’est aussi celui que tiennent, à l’étranger, les médias de la diaspora, et la pression qu’ils exercent est forte. »
Quelques-uns, faute d’espérance, tentent au moins de préserver la mémoire du pays. Quelque part à Mandalay, un bibliothécaire chenu qui a déjà passé quinze ans de sa vie en prison a classé et archivé un trésor : des collections de vieux journaux qui disent le combat de la Birmanie pour son indépendance, puis celui des démocrates de ce pays pour leur liberté. Il tient un livre d’or, pour ses visiteurs.
(1) Birmanie contemporaine, sous la direction de Gabriel Defert. Les Indes savantes, avril 2008, 475 p., 33 euros.
« Ils ont fini par comprendre que les ONG n’étaient pas toutes des nids d’espions à la botte de la CIA », dit un humanitaire occidental. La junte birmane a mis du temps, mais elle a finalement admis qu’il lui faudrait, si elle voulait recevoir de l’argent de l’étranger, accepter aussi que des spécialistes de l’urgence se portent au secours des victimes du typhon Nargis, qui, dans la nuit du 2 au 3 mai, s’est abattu sur le pays. Les ONG qui ont été le plus rapidement à pied d’oeuvre sont celles qui étaient déjà présentes en Birmanie. Ainsi, la branche suisse de Médecins sans frontières a obtenu 72 visas. A la fin du mois d’août, elle disposait toujours de 22 expatriés sur le terrain, et 6 à Rangoon. Au total, à cette date, 1 670 « visas Nargis » avaient été délivrés. Pour tous les spécialistes des catastrophes naturelles, la zone restera « dans une phase d’urgence » au moins jusqu’à la récolte d’automne de riz, entre novembre et décembre, et sans doute jusqu’au printemps pour les régions occidentales du delta, les plus difficiles d’accès. « Un million de personnes dépendent encore, pour leur survie, de la nourriture que nous leur distribuons, indirectement ou par l’intermédiaire d’ONG », souligne Chris Kayes, le patron, sur place, du Programme alimentaire mondial (PAM).
Les trois provinces affectées par le cyclone produisent en temps normal la moitié du riz birman. Selon la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et le ministère de l’Agriculture, 60 % des rizières ont pu être replantées. Mais la réalité est plus complexe que les rapports officiels. Bien souvent, le sol n’a pas pu être préparé correctement – beaucoup de buffles sont morts – ou les semences n’étaient pas de bonne qualité. « Elles étaient trop humides. Par endroits, cela n’a pas pris », explique un riziculteur non loin de Rangoon. Le PAM s’attend à devoir secourir encore un demi-million de personnes jusqu’au printemps, principalement au sud de Laputta.
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