Bouriatie, Daghestan, Touva… De nombreux soldats russes envoyés sur le front ukrainien sont issus de minorités ethniques et viennent de républiques et de territoires de la fédération russe bien éloignés du Kremlin.
Bâtons d’encens à la main, un groupe de moines bouddhistes entonne des chants, assis devant les cercueils ouverts de quatre soldats russes tués dans les combats en Ukraine, entourés d’une foule de plusieurs centaines de personnes rassemblées dans le centre sportif d’Oulan-Oudé, la capitale de la lointaine région de Bouriatie, dans l’Extrême-Orient russe.
“Nous sommes bouleversés. Ce bain de sang doit cesser. Nos garçons meurent”, confesse Olga Odoeva, la belle-sœur de Boulat Odoev, un des quatre soldats enterrés ce 28 mars.
Boulat Odoev, entré dans l’armée russe il y a dix ans, a été tué dans une bataille dans les environs de Kiev, le 15 mars, à plus de 6 000 kilomètres de sa ville natale. “Il refusait simplement de laisser tomber sa section. Il a estimé qu’il était de son devoir d’y aller, explique Olga quelques heures après la fin des obsèques. Dans la famille, nous ne sommes pas du même avis que les autorités là-dessus, mais qu’est-ce qu’on peut y faire ?”
La Russie ne fournit que des informations extrêmement limitées sur ses pertes dans la guerre en Ukraine. Le 25 mars, elle affirmait que 1 351 de ses soldats auraient été tués dans les combats, un chiffre très inférieur aux estimations de l’Otan et de l’Ukraine.
Les autorités russes ne communiquent pas non plus l’identité des défunts, ni de détails sur le lieu de leur déploiement. Mais alors que la guerre dure depuis six semaines, des funérailles groupées, comme celles d’Odoev et de ses camarades, ainsi que les informations diffusées par des médias locaux indépendants semblent prouver que la Bouriatie et d’autres républiques situées bien loin du Kremlin sont touchées de façon disproportionnée par le conflit.
“Il devient de plus en plus évident que les soldats qui se font tuer viennent des républiques des ‘minorités ethniques’ plus pauvres comme la Bouriatie, la Kalmoukie et le Daghestan”, commente Pavel Louzine, un spécialiste russe des questions militaires.
La Russie est divisée en 85 entités, dont vingt-deux républiques, créées à l’origine dans des régions peuplées d’ethnies autres que russe. Pavel Louzine précise que les rangs inférieurs de l’armée russe sont souvent occupés par des jeunes venus de ces républiques, qui s’engagent à la fin de leur service militaire, avant tout pour des raisons financières. Il souligne :
La Bouriatie, qui s’étend entre le lac Baïkal et la Mongolie, à l’extrémité orientale de la Sibérie, est une des régions les plus pauvres de Russie, bien qu’elle abrite certains des plus grands gisements de ressources naturelles du pays. Entre 30 et 40 % de son million d’habitants sont d’ethnie bouriate et pratiquent traditionnellement un mélange de bouddhisme et de chamanisme.
Lioudi Baïkala, petit média indépendant qui traite des affaires de la région, a identifié jusqu’à présent 45 soldats de Bouriatie morts en Ukraine, mais pense que le chiffre réel est nettement plus élevé. “Ces quarante-cinq-là sont ceux que nous avons réussi à identifier. Il y en a beaucoup plus dont on ne parle pas”, affirme Olga Moutovina, une journaliste de Lioudi Baïkala.
Dans d’autres républiques, les enquêtes des journalistes locaux et de rares aveux des autorités révèlent également de lourdes pertes. Au Daghestan, Radio Svoboda a signalé qu’au moins 130 soldats de cette région montagneuse du Caucase étaient morts, et une sénatrice de Touva, à la frontière avec la Mongolie, a déclaré publiquement que 96 soldats de sa petite république avaient été tués en Ukraine.
Si ces chiffres sont exacts, à elles seules, les trois républiques de Bouriatie, du Daghestan et de Touva représenteraient près d’un quart de tous les morts au combat officiellement reconnus par la Russie.
“C’est tellement difficile de trouver tous les vrais noms, les autorités ne tiennent pas à les rendre publics et les journalistes préfèrent ne pas écrire là-dessus, par peur des conséquences”, concède Olga Moutovina. Elle ajoute que deux de ses collègues et elle étaient les seuls journalistes présents aux funérailles à Oulan-Oudé et que l’atmosphère était “tendue” :
Dès que la police locale a compris qu’ils étaient journalistes, Olga et ses collègues ont été raccompagnés à l’extérieur.
Si l’échelle du conflit en cours est sans précédent dans l’histoire de la Russie moderne, le pays a toujours eu coutume d’utiliser des soldats bouriates pour atteindre ses objectifs militaires. En 2015, un grand nombre de médias locaux avaient rapporté qu’un bataillon de chars de Bouriatie avait été envoyé dans le Donbass pour se battre contre l’armée ukrainienne aux côtés des séparatistes prorusses.
Qu’il s’agisse de la guerre de 2015 ou de l’invasion actuelle, l’expert Pavel Louzine pense qu’il y a une autre raison, plus sinistre et cynique, qui explique pourquoi des dizaines de soldats des républiques les plus lointaines du pays se font tuer :
Alors qu’il devient de plus en plus difficile de taire le nombre de soldats bouriates tués en Ukraine, la colère commence à monter au niveau local. Viatcheslav Markhaev, membre de la Douma locale originaire de Bouriatie, est des rares responsables du pays à avoir condamné la guerre. Il a accusé le président Vladimir Poutine d’avoir “dissimulé ses plans prévoyant de déclencher une guerre de grande envergure contre notre voisin le plus proche”.
Des Bouriates qui vivent à l’étranger ont aussi lancé une campagne baptisée “Les Bouriates contre la guerre”, et ils prétendent être la “seule minorité ethnique de Russie” à avoir créé un mouvement antiguerre.
Quoi qu’il en soit, en Bouriatie même, le calme règne, disent les gens sur place, et l’atmosphère qui prévaut mêle peur et authentique soutien en faveur de la guerre.
“Je me disais que quand on commencerait à voir arriver les housses mortuaires, la colère se répandrait, qu’on assisterait peut-être même à une flambée de nationalisme bouriate. Mais pour l’instant, ce n’est pas le cas”, admet Karina Pronina, une autre journaliste de Lioudi Baïkala qui vit à Oulan-Oudé.
Elle souligne que les messages antiukrainiens qui sont constamment relayés par la télévision d’État russe et qui semblent avoir galvanisé l’opinion publique dans tout le pays, ont également eu un impact en Bouriatie.
Quant à ceux qui dénoncent la guerre, ils avouent avoir simplement trop peur de parler. “Chez les jeunes Bouriates, il y en a beaucoup qui savent ce qui est vraiment en train de se passer”, confie un artiste de Bouriatie qui a préféré rester anonyme :
Pjotr Sauer
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L’indépendance et la qualité caractérisent ce titre né en 1821, qui compte dans ses rangs certains des chroniqueurs les plus respectés du pays. The Guardian est le journal de référence de l’intelligentsia, des enseignants et des syndicalistes. Orienté au centre gauche, il se montre très critique vis-à-vis du gouvernement conservateur.
Contrairement aux autres quotidiens de référence britanniques, le journal a fait le choix d’un site en accès libre, qu’il partage avec son édition dominicale, The Observer. Les deux titres de presse sont passés au format tabloïd en 2018. Cette décision s’inscrivait dans une logique de réduction des coûts, alors que The Guardian perdait de l’argent sans cesse depuis vingt ans. Une stratégie payante : en mai 2019, la directrice de la rédaction, Katharine Viner, a annoncé que le journal était bénéficiaire, une première depuis 1998.
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