« Spinoza, une pensée qui aide à vivre » – La Croix

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À l’occasion de la parution d’une nouvelle traduction de « l’Éthique » de Spinoza (1632-1677), le jésuite et professeur de philosophe au Centre Sèvres-Facultés jésuites de Paris Henri Laux revient sur l’intérêt actuel pour l’œuvre du philosophe hollandais.
Lecture en 3 min.
« Spinoza, une pensée qui aide à vivre »
Une statue du philosophe Spinoza à Amsterdam, aux Pays-Bas (photo d’illustration).
Martin Bertrand / Hans Lucas via Reuters
La Croix : Beaucoup d’ouvrages ont paru ces dernières années sur Spinoza, et deux nouvelles traductions de son Éthique toutes récentes (1). Où en est-on dans la réception et la lecture de son œuvre ?
Henri Laux : La redécouverte actuelle de son œuvre remonte aux années 1960-1970. Plusieurs ouvrages ont alors aidé à prendre en compte sa dimension historique et politique. On peut aujourd’hui considérer qu’il s’agit d’une des pensées les plus novatrices de la philosophie moderne.
Elle touche tous les grands domaines de l’anthropologie et de la politique et nombre de questions qui nous préoccupent : la nature et l’écologie, les désirs et les affects, la liberté de pensée et la démocratie, la laïcité et la séparation des Églises et de l’État… Je remarque que certains scientifiques sont intéressés par sa conception d’une nature qui n’est pas finaliste. D’une manière générale, je dirais qu’il aide beaucoup de monde à penser et à vivre.
En quel sens ?
H. L. : C’est une pensée qui aide par sa dimension éthique, par sa recherche de la justice, de la concorde et de la paix, menée avec une grande profondeur. Les intérêts actuels qui conduisent à son œuvre sont très divers, mais ils portent un désir de libération et de voir clair en soi. Sans doute l’attrait de sa philosophie tient-il à la manière dont elle allie une dimension théorique et une dimension pratique. Ce n’est pas pour rien que Spinoza a intéressé les psychanalystes. Il montre la complexité de la nature humaine et des passions. Lire Spinoza, c’est en faire l’expérience : je ne trouve pas mieux comme formule. Il permet de penser davantage, de penser autrement. On ne lit pas seulement des mots, on n’étudie pas seulement des concepts, on éprouve une puissance à l’œuvre. C’est une pensée pour aller plus loin, au-delà des évidences.
Spinoza commence par mettre son lecteur dans l’intranquillité. Chacun, me semble-t-il, et quels que soient ses convictions, ses engagements, éprouvera ici ou là, un peu, beaucoup ou moyennement, quelque difficulté : pas de l’ordre d’une compréhension technique (et de celles-là, il y en a à foison !) : plutôt une difficulté qui est de l’ordre d’une alerte, d’une urgence, d’une prise de conscience. Si au commencement l’entendement est sommé de se réformer, rien de ce qui vient à l’entendement ne sera indemne de l’examen. Et de proche en proche, c’est l’intégralité de l’existence qui est interrogée, comprise à nouveau, redonnée à elle-même.
Que peut-on dire du rapport de Spinoza au christianisme ?
H. L. : Spinoza traîne une réputation de grand athée, de panthéiste et de matérialiste, mais cet aspect de son œuvre mérite une plus grande attention. Spinoza a aussi été qualifié de mystique au XVIIIe siècle, ce qui montre qu’il échappe à nos catégories habituelles et qu’il se situe sans doute ailleurs.
Le lecteur sera sans doute surpris que, pour un athée, Spinoza parle autant de Dieu dans son Éthique ! Certes, ce n’est pas le dieu de l’orthodoxie chrétienne. Il ne croit pas à un Dieu personnel, créateur et transcendant l’histoire. Pour lui, Jésus-Christ n’est pas Dieu incarné. Pourtant, la manière dont il parle de l’existence du Christ et de sa résurrection manifeste une compréhension très intérieure du christianisme. En travaillant sur cette question (2), j’ai constaté qu’il avait été assez peu lu par les théologiens, à quelques exceptions comme Stanislas Breton et Joseph Moingt. Dans l’Église, il y a toujours eu beaucoup de méfiance à l’égard de sa philosophie.
→ ARCHIVE. Enquête sur Spinoza
Je crois cependant qu’il est intéressant de travailler la question de Dieu avec Spinoza. Je pense à sa manière de parler de l’amour intellectuel de Dieu et de l’éternité, comme lorsqu’il écrit : « Nous sentons et nous faisons l’expérience que nous sommes éternels. » Il s’agit ici d’une éternité dans le temps, à relier à une profondeur de l’expérience humaine. Ou encore « Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu », proposition à laquelle une spiritualité ignatienne peut ne pas être insensible !
Ses commentateurs ont souvent été embarrassés par l’omniprésence de Dieu dans l’Éthique, notamment dans la première partie puis dans la dernière. Certains ont été tentés de laisser cet aspect de côté. Pour ma part, je pense que l’Éthique est une traversée. La question de Dieu, qui est au départ envisagée de manière abstraite, s’enrichit de la traversée de l’existence dans la pluralité de ses expressions finies – le corps et l’âme, les affects, leurs pièges cachés, leurs combinaisons, l’impuissance de la servitude, l’expérience de la liberté – pour accéder à une béatitude, qui est un amour de Dieu dans la liberté. Je crois donc qu’il ne faut pas censurer le texte quand il arrive à ce moment-là. Et on peut se réjouir qu’aujourd’hui on puisse faire droit à cette ampleur présente dans son œuvre.

(1) Sous la direction de Pierre-François Moreau dans la collection des Œuvres complètes en 2020 aux PUF et sous la direction de Maxime Rovere, en 2021 chez Flammarion.
(2) Spinoza et le christianisme, à paraître en février 2022 aux PUF.
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