À quel saint se voue Vladimir Poutine ? – La Vie

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Vladimir Poutine et le patriarche Kirill, le 1er février 2020. • ALEXEI DRUZHININ/TASS/SIPA USA/S
« Le Seigneur vous a placé à la tête du pouvoir pour que vous puissiez accomplir une mission d’une importance particulière et d’une grande responsabilité pour le destin du pays. » La lettre, adressée au président russe Vladimir Poutine pour son 70e anniversaire, le 7 octobre 2022, est signée du patriarche de Moscou, Kirill. Le prélat conclut en souhaitant au président « une force inextinguible, l’aide abondante de Dieu et un succès béni ».
Depuis son intronisation en 2009, le chef spirituel de l’Église orthodoxe russe, 75 ans, encense Poutine, qui, en retour, se sert de la confession chrétienne majoritaire dans le pays comme instrument de sa politique. Depuis 1997, l’État russe a rompu avec l’athéisme officiel de l’ère soviétique et reconnaît l’Église orthodoxe, l’islam, le bouddhisme et le judaïsme.
Une harmonie particulière semble unir le président russe au patriarche Kirill, natif comme lui de Saint-Pétersbourg (alors nommée Leningrad), et ancien responsable du département des relations extérieures du patriarcat de Moscou entre 1989 et 1999 ; cet organe étant infiltré par le KGB pendant la guerre froide, plusieurs observateurs en déduisent que le prélat fut membre du renseignement soviétique.
Ses prédications depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, le 24 février 2022, en apporteraient une preuve définitive. Le 6 mars, veille de l’entrée dans le Grand Carême précédant Pâques, depuis sa cathédrale du Christ-Sauveur, à Moscou, Kirill a comparé l’offensive militaire à une démarche de rédemption : « Il s’agit du salut de l’homme, de la place qu’il occupera à droite ou à gauche de Dieu le Sauveur. »
Le 25 septembre, quelques jours après l’annonce de la mobilisation partielle en Russie, le prélat va plus loin, en déclarant que le sacrifice sur le front « lave tous les péchés qu’une personne a commis ».
Certes, l’Église orthodoxe d’Ukraine est aussi entrée dans la bataille. Cette dénomination a pris son indépendance du patriarcat de Moscou en 1991, et a reçu la reconnaissance de son autocéphalie par le patriarche de Constantinople en 2018. « Se défendre et tuer l’ennemi n’est pas un péché », proclame son primat, le métropolite Épiphane.
Dans sa communication, l’armée ukrainienne s’en remet à l’archange Michel, saint patron de Kiev, ou à la douteuse sainte Javelina, une Vierge portant, à la place de Jésus enfant, le missile antichar états-unien Javelin… Mais le nationalisme ukrainien, qui a pu être meurtrier dans son histoire, n’enfle pas au point de se faire aussi gros que le messianisme déployé par les dirigeants russes.
Car, de son côté, dans un discours du 30 septembre 2022, Vladimir Poutine prétend combattre en Ukraine « le satanisme pur et simple » de l’Occident. Le terme de « guerre sainte » a fleuri dans la bouche du propagandiste Ivan Okhlobystine, ex-prêtre suspendu par l’Église orthodoxe, chargé de haranguer la foule moscovite après la prise de parole présidentielle.
Paradoxalement, cet individu, acteur à ses heures, a joué le rôle d’un courtisan fanatique d’Ivan le Terrible dans le film Tsar de Pavel Lounguine, en 2009, qui termine exécuté par son maître, lassé de ses vociférations…
Comment comprendre cette tragédie aux relents diaboliques ? « Poutine s’inscrit dans une continuité historique, selon laquelle l’identité russe, c’est la langue, la culture et l’orthodoxie », résume Jean de Gliniasty, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), auteur de la Russie, un nouvel échiquier (Eyrolles) et ancien ambassadeur de France en Russie de 2009 à 2013.
« Pour Poutine, l’Église orthodoxe russe est un élément important du patrimoine national, une composante importante de la culture russe et des Russes. Mais ce n’est pas le seul, et pas le plus important, complète Nikolaï Mitrokhin, historien et sociologue russe, chercheur à l’université de Brême, en Allemagne, et spécialiste de l’orthodoxie. D’une part, Poutine rend hommage à ce patrimoine, notamment en soutenant l’allocation de fonds pour la préservation des églises et des complexes monastiques. D’autre part, il tente d’utiliser l’Église orthodoxe russe afin de stabiliser la situation intérieure et de répandre le soft power russe à l’étranger. Toutefois, cela ne signifie pas que les tâches qu’il se fixe sont réalisées, ni que tous les prêtres, évêques ou laïcs de l’Église sont d’accord avec une telle utilisation de l’église. » L’historien russe nuance ainsi l’image d’une fusion du Kremlin et du Christ-Sauveur : « Il serait très exagéré de croire que l’État contrôle l’Église orthodoxe, comme le pensent nombre de ses détracteurs. »
L’histoire de l’orthodoxie russe débute avec le baptême du prince Vladimir en 988, qui symbolise la conversion de la principauté de Kiev au christianisme orthodoxe de Byzance. Pour les Russes comme pour les Ukrainiens, c’est un des événements fondateurs ; pour Poutine, reprenant l’historiographie russe, c’est la preuve que les deux peuples ne font qu’un.
L’orthodoxie est alors liée à l’empire byzantin, supranational, mais qui doit reconnaître, dès le XIe siècle, l’apparition d’Églises autocéphales, indépendantes, dans les Balkans : le patriarche de Constantinople donne le droit aux Bulgares, puis aux Serbes, de créer leur propre Église, qui va se confondre avec le sentiment national.
La prise de Constantinople par les Ottomans, en 1453, enflamme l’esprit russe : Byzance étant la « deuxième Rome », la première ayant renoncé à l’orthodoxie de la foi, Moscou ne peut que reprendre le flambeau et devenir la troisième Rome. « Les Grecs ont failli à garder la vraie foi. Les Russes ne failliront pas », écrit l’essayiste et éditeur Jean-François Colosimo dans sa somme historique la Crucifixion de l’Ukraine (Albin Michel), rappelant que cette destinée messianique a été « réinterprétée, parfois sublimée », mais plus encore « détournée et dénaturée » par le tsarisme, puis par le communisme soviétique.
En 1721, le tsar Pierre le Grand, dans sa volonté d’occidentaliser la Russie, importe le modèle luthérien d’Europe du Nord, dans lequel l’Église est le bras spirituel de l’État. Le patriarcat de Moscou, institué en 1589, est aboli.
Il n’est restauré qu’en 1917, à la faveur de la chute de la monarchie, avant d’être détruit par les bolcheviques. « Entre 1918 et 1941, sous le premier communisme soviétique et son plan d’implantation à marche forcée de l’athéisme, ce sont 600 évêques, 40 000 prêtres, 120 000 moines et moniales qui disparaissent dans les camps, et 75 000 lieux de culte qui sont détruits », rappelle Jean-François Colosimo.
Mais, en 1943, coup de théâtre : aux prises avec l’envahisseur allemand, Staline décide de recréer l’Église pour insuffler un élan religieux à l’effort de la Grande Guerre patriotique, l’expression forgée par l’URSS pour qualifier la Seconde Guerre mondiale. « Nous redoublerons notre part de travail dans la lutte nationale pour le salut de la patrie », promettent les évêques au gouvernement soviétique, dans une déclaration du 8 septembre 1943, se disant les « humbles serviteurs » de Staline, et le bénissant : « Que le chef céleste de l’Église bénisse les travaux du gouvernement avec la bénédiction du Créateur et qu’il couronne notre lutte pour une cause juste par la victoire à laquelle nous aspirons et la libération de l’humanité souffrante du sombre esclavage du fascisme. »
Le même jour, les prélats orthodoxes, dont la plupart viennent d’être libérés de détention, condamnent les « traîtres à la foi et à la patrie », qui collaborent avec les Allemands en zone occupée : « De même que Judas a détruit sa propre âme et que son corps a subi un châtiment exceptionnel ici-bas, de même ces traîtres, qui se préparent à périr pour l’éternité, n’échappent pas au sort de Caïn sur terre. Les fascistes subiront la juste rétribution de leurs pillages, meurtres et autres méfaits. »
Certes, si l’on compare cette déclaration aux positions de Kirill depuis le début de la guerre en Ukraine, le patriarche actuel est plus modéré. « Kirill est un nationaliste russe aux convictions impérialistes, ne cache pas Nikolaï Mitrokhin. Toutefois, dans ses discours publics, il essaye de parler de la guerre avec retenue et d’utiliser davantage d’allusions et d’allégories. Cela n’est en rien comparable aux appels des dirigeants du patriarcat de Moscou pendant la Seconde Guerre mondiale. »
Par ailleurs, dans l’orthodoxie, aucun chef de l’Église ne peut se prévaloir d’une infaillibilité. « Les déclarations de Kirill restent donc son opinion personnelle, jusqu’à ce qu’elles soient confirmées par des autorités collectives comme le Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe, le Conseil des évêques de l’Église orthodoxe russe, ou le Conseil local de l’Église orthodoxe russe. Ce n’est pas encore le cas. »
Pourtant, les rangs du clergé semblent se resserrer derrière le régime. En juin 2022, le métropolite Hilarion, numéro deux de l’Église orthodoxe russe et responsable du département des relations extérieures du patriarcat de Moscou depuis 2009, a été brutalement congédié et envoyé en Hongrie. Plusieurs sources affirment qu’il a été puni pour avoir tenu un discours hostile à l’invasion de l’Ukraine auprès des ambassades occidentales.
La révérence ancienne de la hiérarchie orthodoxe envers le Kremlin n’empêche pas une réelle diversité au sein de l’Église. « Il existe différentes idéologies, systèmes d’autorité et textes de référence dans l’orthodoxie russe, souligne Nikolaï Mitrokhin. Certains croient que Dieu est amour, tandis que d’autres pensent que la Russie est sous la protection de la très sainte Theotokos (Marie, mère de Dieu, ndlr). Et ils tirent de ces affirmations des conclusions diamétralement opposées. »
À l’époque soviétique, il existait une dichotomie entre le haut clergé et certains fidèles, notamment les grands-mères qui emmenaient leurs petits-enfants à l’église, au mépris des représailles. En 1972, l’écrivain dissident Alexandre Soljenitsyne, revenu à la foi orthodoxe, dénonçait la collaboration du patriarche Pimène avec le KGB au nom de la survie de l’Église : « Sa survie pour qui ? Évidemment pas pour le Christ. Sa survie comment ? Au nom d’un mensonge ? Mais après un mensonge, quelles mains pourront célébrer le sacrement de l’eucharistie ? »
Au même moment, le père Alexandre Men, désapprouvant tout autant les compromissions du patriarche que les éclats de voix de Soljenitsyne, travaillait discrètement à évangéliser et catéchiser les nouveaux convertis.
Pimène, le patriarche lié au régime, Soljenitsyne, le prophète dissident et Alexandre Men, le pasteur œuvrant en silence : ces trois personnages ont leurs équivalents contemporains en Russie. Ainsi du célèbre opposant à Poutine, Alexeï Navalny, qui cite la Bible lors de son procès en 2021 : « Heureux ceux qui ont faim et soif de justice, car ils seront rassasiés » (Matthieu 5, 6).
Plus surprenante encore est l’histoire d’amour, ces dernières années, entre Maria Alekhina, militante des Pussy Riots, groupe féministe ayant fait chanter une prière punk contre Poutine au Christ-Sauveur en 2012, et Dmitry Enteo, ex-activiste d’extrême droite, devenu critique du régime au nom de sa foi.
Cette dissidence orthodoxe rappelle le schisme (« Raskol », en russe) des vieux-croyants, refusant la mainmise du tsar sur l’Église à la fin du XVIIe siècle, et des fols-en-Christ, croyants ayant le don de prophétie, n’hésitant pas à houspiller le clergé. « Par sa persistance, le Raskol est surtout demeuré la mauvaise conscience de l’imaginaire slavo-orthodoxe, décrypte Jean-François Colosimo. Où est la Russie ? Dans les palais et les basiliques ou dans les forêts et les isbas ? Quel est son destin ? Dominer ou fuir le monde ? Triompher ou prier ? »
Dans ce paysage complexe, qu’en est-il de la foi personnelle de Vladimir Poutine ? Le mystère demeure entier sur les convictions de cet homme, baptisé un mois après sa naissance par sa mère et une voisine, en la cathédrale de la Transfiguration de Leningrad, en 1952. « Elles l’ont fait en cachette de mon père, qui était membre du parti communiste et un homme loyal et intransigeant », a raconté Poutine à des journalistes, en marge de la liturgie du Noël orthodoxe, le 7 janvier 2012, en cette même église.
Selon son autobiographie autorisée, Première personne, publiée en 2000 (So Lonely pour la traduction française), Poutine dit avoir pris connaissance de son baptême en 1993, lorsqu’il se rendit en Israël, comme conseiller municipal de la ville, redevenue Saint-Pétersbourg. « Maman m’a donné ma croix de baptême pour la faire bénir au tombeau du Seigneur. J’ai fait ce qu’elle m’a dit et j’ai mis la croix autour de mon cou. Je ne l’ai plus jamais enlevée depuis. »
Par la suite, Poutine raconta au président George W. Bush, lors de leur rencontre en 2001, être très attaché à cette croix, qui aurait été retrouvée intacte dans l’incendie de sa résidence secondaire, en 1996.
Il est plus probable que l’ancien officier du KGB, affecté à la cinquième direction, chargée de la police idéologique, se soit intéressé à la religion pendant ses années de service, y compris dans un but de surveillance. Leningrad abritait alors une Académie de théologie ouverte à l’Occident et au catholicisme, dont Kirill est sorti. La cathédrale de la Transfiguration a eu comme recteur Nikolaï Goundaïev, de 1977 à sa mort, en 2021, le propre frère du patriarche. Par ailleurs, la ville de Dresde, en Allemagne de l’Est, où Poutine a été muté à la fin de la guerre froide, abritait une église orthodoxe russe.
Selon Nikolaï Mitrokhin, le futur président russe et son épouse, Lioudmila, ont été initiés à la culture orthodoxe dans les années 1990 par le banquier Sergueï Pougatchev, actuellement exilé en France. Cet ami déchu les aurait conduits au monastère des grottes de Pskov, près de l’Estonie, auprès de l’archimandrite Ivan Krestyankin, pieux vieillard qui avait connu la déportation dans les années 1950. Lioudmila Poutine aurait visité plusieurs fois le saint homme, décédé en 2006, ainsi que son fils spirituel, l’archimandrite Tikhon Chevkounov. Ancien étudiant en cinéma soviétique, converti à l’orthodoxie, il a été nommé métropolite de Pskov en 2018.
On a longtemps vu dans cet homme cultivé et influent le confident, voire le confesseur de Poutine. Alors qu’il était en France au printemps 2013 pour assurer la promotion de son ouvrage Père Rafaïl et autres saints de tous les jours (éditions des Syrtes), un recueil d’anecdotes spirituelles dans la pure tradition russe, Tikhon Chevkounov était interrogé par le mensuel catholique traditionaliste La Nef sur ses liens avec Poutine : « Je suis heureux que Dieu m’ait accordé la grâce de pouvoir converser avec lui, parce que c’est une des personnes les plus intéressantes que j’ai rencontrées de ma vie », répondit-il évasivement, se montrant plus prolixe pour dénoncer le « mode de vie » occidental qui « détruit la famille et les valeurs chrétiennes en général ».
En 2008, le moine-cinéaste avait sorti un film au titre éloquent, la Chute d’un empire : les leçons de Byzance. Sous couvert de documentaire historique, le long métrage, qui a attiré 10 millions de spectateurs en Russie, est un avertissement lancé aux élites russes : si vous croyez, comme les Byzantins, pouvoir pactiser avec les Occidentaux (représentés dans le film par un perfide Vénitien masqué), et si vous laissez les nations aux frontières de l’empire prendre leur indépendance, vous serez balayés. Toujours, le mythe de la Troisième Rome…
Cette tonalité se retrouve dans le discours fondateur de Poutine devant le club de discussion Valdaï, le 19 septembre 2013, qui exprime tout le dépit du président russe envers l’Occident, après avoir parié sur un rapprochement dans les années 2000. « Nous pouvons constater que de nombreux pays euro-atlantiques sont en train de rejeter leurs racines, y compris les valeurs chrétiennes qui constituent la base de la civilisation occidentale. Ils renient les principes moraux et toutes les identités traditionnelles : nationales, culturelles, religieuses et même sexuelles. Ils mettent en œuvre des politiques qui assimilent les familles nombreuses aux partenariats entre personnes de même sexe, la croyance en Dieu à la croyance en Satan. » Déjà, le prince des ténèbres était convoqué par le président russe.
Ces paroles, prononcées en présence de l’ex-Premier ministre français François Fillon, sonnèrent doux aux oreilles de certains conservateurs européens. Mais elles étaient en décalage avec la réalité de la société russe, sécularisée par 70 ans de communisme. « La différence entre l’Occident et la Russie réside dans l’adhésion identitaire au christianisme, pointe Jean de Gliniasty. Les gens reçoivent les sacrements à Pâques, et les églises sortent de terre. Mais c’est essentiellement patrimonial. En matière de spiritualité, le sentiment religieux est comparable à l’Occident. Les jeunes, la classe créative y sont moins réceptifs, ce que Poutine n’a pas bien vu. » La visibilité retrouvée par l’Église orthodoxe russe dans la société dissimule une réalité plus fragile.
« La société est plus religieuse qu’avant et, ce qui est important, le pouvoir et l’appareil administratif le sont plus. Mais que signifie “plus religieux” ? », pointe Nikolaï Mitrokhin. Certes, reconnaît-il, la population dans les églises a changé depuis les années 2000. Beaucoup de grands-mères, qui alimentaient la flamme de la foi durant l’époque soviétique, sont mortes, remplacées par de jeunes femmes éduquées, et il y a davantage d’hommes.
Comme en Occident, les croyants seraient plus nombreux en ville qu’à la campagne. Mais, aux yeux de l’historien, « la principale foi de la Russie moderne est le culte des “grands-pères” qui ont gagné la Grande Guerre patriotique, et non l’orthodoxie ».
La lutte héroïque contre le fascisme, qui coûta la vie à 27 millions de civils et de militaires soviétiques entre 1941 et 1945, fait l’objet d’un souvenir obsessionnel depuis l’époque communiste. La victoire, célébrée le 9 mai, est l’acmé des célébrations nationales. À partir des années 2010, alors que le nombre de témoins de la guerre s’amenuisait, cette mémoire a évolué en idéologie d’État, voire en religion païenne.
L’inauguration en 2020 de la cathédrale des forces armées russes, dans la région de Moscou, en témoigne : comme l’explique Dimitri Boulba, guide touristique et vidéaste russe, l’iconographie du lieu est inspirée du style soviétique, tandis que l’architecture obéit à la numérologie, croyance magique dans les chiffres et les symboles. Le diamètre du dôme central est ainsi de 22,43 m, en référence à la signature de la capitulation allemande le 8 mai 1945… à 22 h 43. Toutes choses fort éloignées de l’orthodoxie. Il était aussi prévu que des fresques de l’édifice représentent Staline et Poutine : devant l’indignation populaire, ces deux représentations ont été retirées.
Ultime touche à cette cathédrale hétérodoxe : le ministre de la Défense Sergueï Choïgou, de confession bouddhiste, a lui-même tracé les plans de certains décors. Il a fait fondre des chars capturés à la Wehrmacht pour constituer les marches du lieu de culte. « Nous croyons qu’en avançant sur les marches du sanctuaire, nous marchons sur l’ennemi vaincu », a-t-il déclaré.
Ce contexte éclaire comment la « dénazification » de l’Ukraine a pu résonner en Russie au début du conflit. Dans les zones ukrainiennes occupées par l’armée russe, celle-ci distribue des journaux illustrés de photos de la prise de Berlin par l’Armée rouge en 1945. « Ils m’ont dit : “On est venus pour protéger les vétérans de la Seconde Guerre mondiale” », rapportait au Monde en avril 2022 Ivan Fedorov, maire de Melitopol, fait prisonnier puis libéré par les Russes.
Il est de coutume que, dans beaucoup de pays slaves, les petits-fils vengent leurs grands-pères. La propagande russe va plus loin, en poussant à leur idolâtrie.
Quant à Poutine, séparé de son épouse Lioudmila depuis 2013, il ne s’est jamais officiellement dit croyant. Lorsque le président russe assiste aux grandes fêtes à l’église, les plus pieux remarquent que ses gestes ne sont pas ceux d’un pratiquant, habitué à la liturgie. Certains, dans l’Église orthodoxe et les médias d’opposition, disent qu’il n’est qu’un « chandelier » : il tient un cierge, et rien de plus.
D’autres défendent au contraire la sincérité de sa foi, même simpliste, comme Tim Costello, pasteur baptiste australien qui l’a rencontré dans sa datcha moscovite en 2013. « Il était fasciné que je sois un révérend, et m’a questionné sur la foi, écrit-il dans The Guardian, en mars 2022. J’ai poussé le bouchon un peu loin en lui demandant pourquoi il avait condamné les Pussy Riots pour avoir chanté dans la cathédrale du Christ-Sauveur à Moscou, et il m’a répondu que l’Église en avait été offensée. Je lui ai dit qu’une Église croyait à la miséricorde et non au châtiment, même pour un blasphème, et il m’a répondu avec incompréhension, comme s’il se disait : “Mais pourquoi pardonneraient-ils ?” »
« On sait aujourd’hui que (Poutine) quitte le Kremlin chaque année pour aller passer quelques jours de retraite au milieu des moines, dans le cadre du monastère de la Transfiguration-du-Sauveur de Valaam », à la frontière finlandaise, avançait pour sa part le journaliste Frédéric Pons dans sa biographie Poutine (Calmann-Lévy), parue en 2014. Il se dit aussi qu’il se rendrait à Saint-Pantéléimon, le monastère russe du mont Athos, en Grèce.
Une chose est sûre : les relations entre le patriarche Kirill et le président Poutine sont plus complexes qu’il n’y paraît. « J’ai assisté à l’intronisation de Kirill au Christ-Sauveur, le 1er février 2009, confie Jean de Gliniasty. J’étais assis au premier rang, et j’ai pu saisir au vol un échange de propos entre le patriarche et Poutine : le président russe disait avoir besoin de l’Église et lui demandait son soutien. La réponse de Kirill était assez nuancée : “Tant que l’État défend les valeurs traditionnelles de la chrétienté.” Il y avait une conditionnalité, qui, je crois, a disparu dans le contexte actuel. À moins qu’il ne considère ces valeurs comme acquises. » De manière très concrète, l’Église orthodoxe a obtenu de l’État plus d’avantages matériels et symboliques sous Boris Eltsine (1991-1999) et Dmitri Medvedev (2008-2012) que sous Vladimir Poutine.
Plus que la « symphonie byzantine », la petite musique jouée de concert par le patriarche et le président, les relations entre Poutine et Kirill seraient donc un tango argentin où chaque partenaire essaye d’utiliser l’autre à ses propres fins. L’incertitude sur l’éviction du métropolite Hilarion le prouve : était-il missionné par le patriarche pour maintenir le contact avec les chancelleries occidentales, ou agissait-il seul ?
Le 17 octobre 2022, lors d’une rencontre avec Ioan Sauca, prêtre orthodoxe roumain et secrétaire général par intérim du Conseil œcuménique des Églises, Kirill a eu un discours étonnamment apaisant : « Si une Église commence à agiter un drapeau de guerre et à appeler à la confrontation, elle agit contre sa nature », a-t-il dit, ajoutant que « la guerre ne peut être sainte ». Parle-t-il enfin librement, ou se déguise-t-il en brebis ?
Du reste, si le patriarche pourrait être mis en difficulté par la chute du régime poutinien, l’existence de l’Église orthodoxe russe ne semble pas menacée. « Dans la Fédération de Russie, il n’y a pas une seule force politique qui appellerait à sa destruction. Précisément parce que pratiquement toutes les forces, à l’exception d’une petite couche d’athées radicaux, lui trouvent quelque chose d’attrayant », affirme Nikolaï Mitrokhin.
« La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », plaisantait Winston Churchill à la BBC, en 1939, avant d’ajouter qu’il avait trouvé la clé : « Cette clé est l’intérêt national russe. » Pour l’instant, Kirill et Poutine tiennent la clé d’une même main. Pour l’instant.
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