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Ce livre d’Etienne Klein, qui est non seulement l’un des plus brillants vulgarisateurs de la recherche scientifique actuelle mais aussi, comme Michel Serres, un penseur interrogeant les prémices de la pensée scientifique et les rapports qu’elle entretient avec les autres disciplines, se présente comme une suite de courtes biographies cherchant à saisir l’essence de la personnalité de sept scientifiques majeurs du XXème siècle, qui ont bouleversé notre compréhension du monde.
D’emblée, le sous-titre (Einstein mis sur un piédestal par rapport aux « autres », terme un peu trop péjoratif à mon goût) et le choix des 7 noms surprennent. Est-ce en raison de secrètes affinités ? Alors que la naissance de la physique quantique est au cœur de l’ouvrage, il est assez stupéfiant de voir que Bohr et Heisenberg ne figurent pas au sommaire. Peut-être parce qu’ils sont trop « grand » pour ne pas être rangés parmi les « autres » ? Ils sont néanmoins régulièrement évoqués, et leur silhouette se dessine, en creux et ombre portée, à travers les portraits des scientifiques qu’Etienne Klein a choisi de présenter. Le style est alerte et manifeste le souci constant, en mélangeant anecdotes et travaux théoriques, de faire ressentir la dimension humaine, avec ses grandeurs et ses failles, d’hommes souvent considérés comme des génies inaccessibles ou « à part ». Le texte se lit aisément et, malgré un sujet qui pourrait paraître austère pour un public non averti, il prête fréquemment à sourire. Par exemple, qui sait le rôle que joua la bière Carlsberg dans la révolution quantique ? Ou comment ne pas rire des réponses presque hallucinantes d’humour (involontairement ?) décalé de Dirac en visite aux USA après son prix Nobel ? Le livre dévoile aussi des hommes fragiles et complexes, parfois torturés, ayant du mal à concilier l’exigence de la recherche scientifique, l’abstraction de la pensée mathématique et les attentes et pressions de la vie sociale, notamment pendant les troubles des années 30.
Voici donc, en reprenant l’ordre d’apparition dans l’ouvrage, une brève description des « portraits sur le vif » saisis par Etienne Klein pour évoquer les penseurs des deux révolutions scientifiques qui ont transformé notre vision de l’univers en nous ouvrant, presque simultanément, à l’infiniment grand de l’espace-temps et à l’infiniment petit de l’atome :
Georges Gamow:
Homme plein d’énergie et d’humour, doté d’une curiosité insatiable et joyeux drille aimant volontiers plaisanter, Gamow est la parfaite illustration qu’un chercheur scientifique n’est pas forcément un intellectuel misanthrope. Animé dès l’enfance d’une soif de comprendre et de soumettre à l’épreuve de l’expérience tout ce qu’on lui disait (adolescent, il examina une hostie au microscope pour se forger sa propre opinion sur l’eucharistie!), il s’intéressa à tous les domaines de la science (surtout ceux qui étaient encore à leurs balbutiements : astrophysique, physique des particules, biologie, etc.) et eut souvent des intuitions géniales, sur la radioactivité, sur la classification des éléments, sur l’univers primordial, etc. mais aussi sur le codage des acides aminés dans la molécule d’ADN. Il eut toujours le souci de partager ses recherches et fut, en plus d’un compagnon estimé et apprécié de ses pairs, un vulgarisateur remarquable et écrivit des romans pour le grand public. Malgré ses qualités humaines et intellectuelles, sa vie fut néanmoins difficile car, né à Odessa en 1904, il fut rapidement confronté à l’impossibilité de concilier ses travaux scientifiques et la pression du pouvoir soviétique qui s’opposait aux voix dissidentes (notamment celles qui prêtaient attention à la théorie d’Einstein sur le photon alors que la science « officielle » professait l’existence de l’éther). Gamow, par son attitude irrévérencieuse, dut subir des procès et chercha à fuir l’URSS. L’occasion lui en fut donnée par une invitation au congrès de Solvay, en Belgique. A sa grande surprise, il lui fit permis de s’y rendre. Faisant passer son épouse pour son assistante, il quitta l’URSS et n’y revint jamais, finissant sa vie aux USA comme professeur d’université.
Albert Einstein:
Etienne Klein a consacré à Albert Einstein une très belle – et profonde – biographie. Ici, il insiste sur la continuité (ou le continuum !) entre le théoricien scientifique et le technicien. On l’ignore souvent mais Einstein fut un inventeur prolifique et déposa de nombreux brevets d’invention pour des appareils scientifiques ou de la vie courante (Klein évoque même un brevet de réfrigérateur !). C’est à Berne, tandis qu’il étudiait les demandes de brevets d’inventeurs soucieux d’assurer la synchronicité des horloges du pays (notamment pour régler les problèmes posés pour les voyages en train) qu’Einstein se mit à réfléchir sur la synchronicité des événements et eut l’intuition qui allait le conduire à la Relativité. Etienne Klein souligne également (en occultant, presque en édulcorant, certains aspects de sa personnalité, notamment ceux qui provoquèrent l’échec de son premier mariage) le caractère sociable d’Einstein, qui était très apprécié de ses collègues de travail. Il ne fut jamais un vieux savant reclus dans la tour d’ivoire de son génie ; il aimait les longues soirées joyeuses où il jouait de la musique avec ses amis proches et/ou discutait librement de science, de littérature et de philosophie. Il avait même (petit clin d’oeil à CL…:D) organisé un cercle de lectures communes !
Paul Dirac:
A rebours de Gamow ou Einstein, Dirac, doté d’un caractère taciturne et mutique (peut-être en raison d’un père trop autoritaire), présente des traits de caractère autistiques qui désarçonnèrent souvent ses interlocuteurs. Ainsi, en voyage aux USA après son prix Nobel, Dirac eut, pour le journaliste américain qui avait réussi à obtenir le privilège d’une interview, des réponses presque hilarantes par leur décalage et leur froideur laconique :
– Monsieur Dirac, dîtes-nous comment se passe votre séjour à New-York.
– (pause de réflexion) Bien
– Avez-vous eu le temps de visiter New York ? Qu’avez-vous apprécié le plus ?
– (pause de réflexion) Les pommes de terre.
– Ah… Et le cinéma ? Etes-vous allé au cinéma ?
– Oui (pause de réflexion). Une fois, il y a 10 ans.
De même, lors d’un dîner de réception en Grande-Bretagne, un ministre à côté duquel il était assis tenta d’amorcer la conversation en évoquant la météo déplorable. Dirac se leva, quitta la table, s’avança vers la terrasse, regarda et revint en lui disant :
– Oui, il pleut beaucoup en ce moment
Même ses confrères avaient parfois du mal à dialoguer avec lui. Contrairement à Bohr et Einstein, qui aimaient débattre et se lançaient souvent dans des discussions passionnées sur les implications philosophiques des théories scientifiques, Dirac n’avait d’intérêt que pour la beauté du formalisme mathématique et considérait que la beauté des mathématiques était une preuve de leur vérité. Cette certitude et son don pour les mathématiques lui permirent d’explorer les pans insoupçonnés des modèles élaborés dans le cadre de la mécanique quantique. Il découvrit et résolut une version relativiste de l’équation de Schrödinger. Persuadé que les mathématiques ne pouvaient mentir, il en déduisit et imposa le concept d’énergies négatives, prédisant l’existence de l’antimatière.
Néanmoins, même s’il était silencieux et austère, Dirac était apprécié et ne mena pas une vie solitaire. Il épousa la soeur de son ami Wigner (scientifique qui contribua au projet Manhattan et obtint plus tard le prix Nobel pour ses travaux sur le noyau atomique)
Ettore Majorana :
Brutalement disparu en 1938 (à l’âge de 32 ans), il est l’homme le plus mystérieux de cette galerie de portraits. Originaire de Sardaigne, il manifesta très tôt un don pour les mathématiques et un génie iconoclaste dont la radicalité impressionna son mentor, Fermi, qui l’avait recruté dans l’Institut de physique théorique qu’il venait de créer à Rome avec le soutien de Mussolini. A rebours d’Einstein ou de Galtrow, Majorana incarne le génie solitaire. A la fois timide et abrupt, voire acerbe (il qualifia les époux Curie de crétins parce qu’ils n’avaient pas compris que le résultat d’une de leurs expériences démontrait l’existence du neutron), il eut peu d’amis et semblait presque inadapté à la vie en société. Sa nomination, qu’il avait pourtant sollicitée, comme professeur d’université sembla le faire basculer définitivement dans la dépression tant il se sentait incompris et incapable de communiquer avec autrui… Il écrivit deux lettres de suicide manifestant une intention de se jeter à l’eau pendant une traversée en bateau entre Naples et Palerme. Le fit-il ? Personne ne le sait car il ne fut jamais retrouvé malgré les efforts de la police alertée par Pauli, qui tenait Majorana comme un génie absolu, de la trempe de ceux qui révolutionnèrent la science (Newton, Galilée, etc.) mais savait qu’il était totalement inadapté à la vie en société. Klein évoque les légendes entourant la disparition de Majorana et prend position, en présentant le suicide comme l’hypothèse la plus probable. Une fuite pour échapper à la pression politique du fascisme italien est peu probable car Majorana ne cacha pas sa sympathie pour Mussolini, et eut des mots parfois très durs sur les juifs. Néanmoins, avant de disparaître, Majorana eut le temps de produire quelques articles dont la portée novatrice stupéfia ses contemporains et ne fut pleinement compris que quelques décennies plus tard, notamment sur les forces d’interaction au sein du noyau atomique. Il a également défini, en réinterprétant les travaux de Dirac, les propriétés de particules (dites de Majorana) dont on ne sait pas si elles existent mais qui pourraient décrire le neutrino, dont toutes les propriétés ne sont pas encore connues.
Wolfang Pauli:
Rien ne vaut, pour comprendre Pauli, une anecdote révélatrice. Un jour, lors d’une conférence publique donnée par Einstein, Pauli se lève et déclare à haute voix, en apostrophant l’assemblée « Messieurs, écoutez bien que ce que dit Einstein car ce n’est pas idiot du tout ! »
Le caractère de Pauli, qui se tenait en haute estime et pouvait parfois se montrer hautain et brutalement sarcastique, presque humiliant, a donné lieu à une plaisanterie que je trouve assez drôle (je la restitue de mémoire, n’ayant pas le livre sous les yeux) :
– A sa mort, Wolfang Pauli est accueilli au Paradis par Saint-Pierre : « M.Pauli, vous avez été un homme très brillant et avez bien mérité votre place au Paradis ! Soyez le bienvenu ! Est-ce que quelque chose vous ferait plaisir ? » « Et bien, j’aimerais enfin connaître les secrets des lois que j’ai si longtemps cherchées pendant ma vie ! » Saint-Pierre lui répond « Il faut demander à Dieu ! Suivez-moi ! ». Pauli arrive devant Dieu, qui lui dit en souriant « Alors, Wolfang, vous voulez savoir comment je fais tourner l’Univers ?! » Dieu le conduit devant un grand tableau noir où il écrit trois longues équations « Et voilà, vous savez tout ! ». Alors Pauli, hochant la tête après un moment d’hésitation, se tourne vers Dieu et lui déclare en faisant la moue « Mouais… C’est pas terrible ! »
Néanmoins, Pauli avait quelques raisons de se considérer génial. A 21 ans, Pauli, alors étudiant à Vienne, écrivit un article sur la théorie de la Relativité qui lui valut les félicitations d’Einstein (qui en fera plus tard son fils spirituel). Voyageant en Europe, il travailla avec Heisenberg et Bohr et contribua à l’élaboration de la théorie quantique des champs. Il eut aussi l’intuition du neutrino, pour expliquer certains types de radioactivité, et proposa un principe d’exclusion qui révolutionna la physique (et prit son nom). Un autre principe lié à Pauli, qui était manuellement maladroit, était célèbre dans le milieu scientifique : toute expérience de laboratoire faite avec – ou même simplement en présence de – Pauli était vouée à l’échec !
Esprit brillant et bouillonnant, mais également esprit tourmenté derrière une façade arrogante, il se distingue par une extraordinaire ouverture d’esprit et entretint une longue correspondance avec CG.Jung, qu’il avait initialement contacté à la suite d’une profonde dépression causée par le suicide de sa mère (qui l’avait poussé à boire pour oublier le remariage de son père volage) et le fiasco de son propre mariage, sans oublier les pressions politiques qu’il subissait (Pauli, autrichien de naissance, fut longtemps contraint à la nationalité allemande qu’il abhorrait). Au sein de la galerie des portraits esquissés par Etienne Klein, Pauli est celui qui poussa le plus loin la réflexion sur les implications philosophiques et métaphysiques de la mécanique quantique, s’interrogeant notamment sur la place de l’observateur et sur les liens entre la matière et l’esprit, entre la physis et la psyché. Il osa s’intéresser à l’alchimie, aux nombres, à l’astrologie (que Képler pratiqua) et aux phénomènes psychiques. Ainsi, Pauli fut saisi de constater que sa chambre d’hôpital, où il décéda d’un cancer, était la chambre 137 (1/137 étant une des constantes fondamentales de la physique). Klein n’évoque pas Kurt Godel (que connaissait Pauli) mais je n’ai pu m’empêcher de songer à sa conviction que les éclairs d’intuition et les coïncidences étaient les reflets d’un autre plan d’existence…
Paul Ehrenfest:
Ehrenfest est sans doute le moins connu des scientifiques présentés dans l’ouvrage. Elève très doué, il fut l’assistant de Boltzmann (dont le suicide le marqua profondément) et noua de nombreuses amitiés dans les milieux scientifiques et universitaires. Il y rencontra également Tatiana Afanassieva, jeune étudiante russe, qu’il épouse rapidement. Après un séjour en Russie, marqué par une certaine précarité matérielle, le couple s’installe aux Pays-Bas, à Leyde, où Ehrenfest vient d’obtenir une chaire. Homme extrêmement sociable, très pédagogue et empathique, il devient rapidement un professeur admiré et aimé de ses élèves, qui le surnomment « oncle Socrate » en raison du temps qu’il passe à discuter avec eux pour les faire progresser. Tatiane et Paul Ehrenfest organisent également des soirées de vulgarisation, où ils réunissent des scientifiques de renom et des amateurs. Le couple est apprécié de tous pour sa gentillesse. Paul Ehrenfest noue une amitié très forte avec Albert Einstein, qui accepte de donner des leçons à son université. Einstein et Ehrenfest se découvrent de nombreuses affinités et passent de longues soirées à discuter et à jouer de la musique (Einstein au violon, Ehrenfest au piano). Néanmoins, derrière cette façade brillante, Ehrenfest souffre de se sentir inférieur à ses amis, qui sont en train de bâtir une nouvelle physique. Il se considère comme un « suiveur » incapable de produire des idées novatrices. En fait, au-delà de la frustration de n’être pas un génie révolutionnaire de la trempe d’Einstein ou de Bohr, Ehrenfest souffre de manière évidente, même si Etienne Klein n’en parle pas ainsi, du « syndrome de l’imposteur » qui pousse une personne à se dénigrer et se mépriser en considérant que sa réussite n’est pas due à ses talents ou capacités mais à des malentendus et des concours de circonstances. Il lui arrive même d’interpréter certaines remarques et boutades d’Einstein, dont il est un ami très proche, comme des aveux de mépris. Quand Einstein s’en rend compte, il cherche à le rassurer, en soulignant tout ce qu’il a apporté aux débats et théories scientifiques (notamment sur les transitions de phase – un théorème porte d’ailleurs son nom), mais il est trop tard tant la confiance en lui d’Ehrenfest a été profondément ébranlée. Le rempart d’Ehrenfest est en fait son épouse Tatiana, femme aussi belle qu’intellectuellement brillante, mais le couple va être détruit par la naissance de leur dernier enfant, un garçon qui souffre d’un handicap mental et nécessite d’être assisté en toute chose. Ehrenfest en est traumatisé et finit par considérer cet enfant comme une malédiction : il se met à le détester au point que, persuadé qu’il accomplit son devoir en sauvant son épouse du fardeau, il prend la décision de le tuer. Paul Ehrenfest, moralement détruit, se suicidera peu après.
Erwin Schrödinger:
Le portrait de Schröndinger par Etienne Klein est assez original, presque iconoclaste, car il se focalise sur l’homme davantage que le scientifique prolifique, qui contribua au formalisme de la mécanique quantique en établissant l’équation d’évolution de la fonction d’onde (équation aujourd’hui connue comme celle de Schrödinger) et proposa également des expériences de pensée (la plus connue étant celle dite « du chat ») pour confronter la théorie quantique (dans la conception de Bohr et Heisenberg) à ses implications paradoxales, qui lui semblaient constituer des failles théoriques.
Né à Vienne, dans une cité pleine d’effervescence pour les arts et la science, Schrödinger fit de brillantes études et se passionna pour de multitudes disciplines, y compris la philosophie. Il tenait de gros cahiers où il consignait ses réflexions, fortement influencées par son admiration pour Schopenhauer qu’il tenait en très haute estime. Schrödinger tint aussi le journal de sa vie amoureuse très mouvementée, ne cessant de tomber amoureux et d’entretenir – parfois ouvertement – des relations en-dehors de son mariage, ce dont son épouse – Anne-Marie Bertel, jeune femme photographe qu’il avait rencontrée lors d’un séjour dans les Alpes suisses – avait fini par s’accommoder, déclarant à une de ses amies, qui a rapporté le propos « Erwin est trop fougueux mais je préfère vivre avec un cheval de course qu’avec un mouton ». Elle assuma même de l’aider à prendre soin de son enfant né hors mariage avec Hilde March, qui était l’épouse de son assistant.
Comme Pauli (mais aussi comme Oppenheimer), Schrödinger s’intéressa à la vie dans ses manifestations physiques et psychiques et aux correspondances entre la pensée scientifique et la pensée orientale, notamment l’hindouisme et le bouddhisme. Il écrivit en 1944 un livre intitulé « Qu’est-ce que la vie ? » qui contient de nombreuses intuitions qui ont orienté la recherche génétique mais s’interroge aussi sur la nature de la conscience.
Cette multiplicité de centres d’intérêt et de vies presque parallèles (notamment sentimentales) fait dire à Etienne Klein qu’Erwin Schrödinger était lui-même un objet quantique, en état de superposition !
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