Le film Everything, Everywhere All At Once parle de nos vies sur le web – L'ADN

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Sous prétexte d’explorer les univers parallèles, ce film de science-fiction génial met en scène ce « drôle de sentiment » de déréalisation qui nous envahit quand on vit une grande partie de notre vie en ligne.
Femme de 50 ans débordée par sa laverie, ses passions, sa famille, sa fille qui fait son coming out et son mari qui demande le divorce, Evelyn Wang découvre du jour au lendemain que les univers parallèles existent et, qu’en les visitant, elle a le pouvoir de sauver le monde d’une disparition très prochaine. Voici en quelques lignes le résumé de Everything Everywhere All At Once, film génialement dense et foutraque des réalisateurs Dan Kwan et Daniel Scheinert (les Daniels).
Bien qu’il soit sorti il y a deux mois sur nos écrans (et plus de 6 mois aux États-Unis), ce film que l’on pourrait qualifier d’hypermoderne continue de fasciner les spectateurs. Sur YouTube, cette fable sur le multivers a généré des dizaines d’analyses vidéo qui interprètent la moindre scène sous des prismes aussi variés que la spiritualité bouddhiste, la maladie mentale et notamment des troubles TDAH ou les pensées suicidaires. Mais il est un aspect essentiel qui est au centre de cette aventure cosmique et qui nous intéresse particulièrement : Everything Everywhere All At Once est un film qui parle de ce qu’Internet a produit sur nos esprits.
Pour comprendre cette analyse, il va falloir spoiler un peu. Le grand méchant du film contre lequel Evelyn doit se battre est Jobu Tupaki, une jeune fille qui a vécu l’expérience traumatique du multivers dans toute son infinité. Capable de percevoir toutes les dimensions parallèles au même moment, elle s’est retrouvée plongée dans une crise existentielle profonde. En effet, comment accorder de l’importance ou du sens quand on a tout vu, tout vécu et que tout semble se valoir ? Ce personnage nihiliste qui veut plonger la réalité dans un trou noir (symbolisé dans le film par un donut) est issu de la dimension Alpha. Ce nom à son importance puisqu’il désigne à la fois la première dimension où l’humanité a découvert le voyage entre les univers parallèles, mais aussi la génération Alpha, c’est-à-dire les enfants qui sont nés au début des années 2010, dans un monde où Internet est omniprésent et a révolutionné notre manière de vivre. En un sens, Jobu Tupaki est la représentation de cette nouvelle génération hyperconnectée, capable comme les shifters, de vivre une multitude de vies par procuration, mais ne trouvant de sens nulle part.
Cette figure de l’humain devenu nihiliste après avoir vécu mille et une réalités n’est pas tout à fait nouvelle. C’est d’ailleurs la thématique de Rick et Morty, une autre grande série centrée sur les réalités parallèles. Dans ce dessin animé créé en 2013 par Dan Harmon, le personnage de Rick Sanchez est un scientifique blasé qui a vécu tellement de choses incroyables ou désastreuses, qu’il a du mal à attacher de l’importance à quoi que ce soit en dehors de son gigantesque ego. Il entraîne dans ses aventures son petit-fils Morty et permet ainsi au public d’expérimenter, à travers les yeux de ce personnage naïf, l’effet du multivers sur l’esprit. Dans un épisode de la première saison, Rick et Morty sont obligés de fuir leur univers d’origine pour se réfugier dans une réalité ou tous les deux sont morts dans une explosion. Après avoir enterré leurs doubles au fond du jardin, Morty vivra sa première crise existentielle en déclarant à sa sœur « personne n’existe délibérément, personne ne fait partie d’un quelconque endroit, tout le monde finira par mourir. Viens regarder la télé. »
De la même manière que Everything Everywhere All At Once est considéré comme le Matrix des années 2020, Rick et Morty est perçu par ses fans comme Les Simpson en leur temps, c’est-à-dire comme une œuvre qui fait résonner de manière presque parfaite ce qui habite notre psyché collective. Ces deux œuvres explorent cette exaltation, mais aussi ce vide existentiel que l’on peut ressentir quand on passe sa vie connecté à d’autres mondes. Mais pour comprendre ce sentiment et le rattacher à notre vie en ligne, il faut une troisième œuvre qui peut servir de clé. Et cette clé s’appelle Inside de Bo Burnham.
Pour ceux qui ne le connaissent pas, Bo Burnam est un musicien et comédien de stand-up qui a démarré sa carrière sur YouTube en 2006. Véritable vétéran du Web, Bo a marqué la période post-Covid en sortant en 2021 Inside, un show entièrement tourné seul chez lui pendant le confinement et diffusé sur Netflix. Ses morceaux comme Welcome to the Internet (dont les paroles disent « could I interest you in everything all of the time » ), Jeff Bezos, White Woman’s Instagram ou bien encore All eyes on me, sont devenus des classiques pour la jeunesse américaine qui a passé presque une année confinée à traîner sur les réseaux. Si l’ensemble de l’album Inside explore la folie collective que nous vivons en tant qu’espèce connectée, c’est sans doute son morceau That Funny Feeling qui résume le mieux le vide existentiel que provoque le multivers d’Internet.
Dans les paroles, Bo énumère les clashs Twitter, les vidéos de mass shooting, les livres commandés sur Amazon livrés par drones, le reboot live action du film Le Roi Lion et tous ces autres morceaux d’informations sans lien que nous pouvons expérimenter en moins d’une heure de scroll sur Internet. Ce « drôle de sentiment » dont parle Bo Burnam pourrait être celui de l’accablement ou de la déréalisation qui s’empare de nous quand nous sommes confrontés à une boucle infinie de nouvelles images et de vies parallèles auxquelles nous nous confrontons virtuellement sans cesse jusqu’à ce que tout se mélange pour ne plus avoir aucune espèce d’importance. S’il est admis que le Web change notre fonctionnement cognitif et notamment notre capacité d’attention et de réflexion, il pourrait aussi épuiser ce qui nous permet, au fond de nous, de donner du sens à notre existence. Or Internet est aujourd’hui devenu le refuge de toute une génération consciente que la fin de notre civilisation pourrait être imminente à cause du dérèglement climatique. Coincés entre le monde des adultes qui fait semblant de ne pas voir le mur arriver et un environnement hypermédiatique qui rend fou, les alphas vivent seuls et collectivement une dissonance cognitive. Il s’agit là de l’avertissement ultime d’Everything Everywhere All At Once. Si nous ne faisons rien, alors toute une génération va se transformer en Jobu Tupaki.
David-Julien Rahmil
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