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Par Salman Rushdie
Alors que nous savons désormais que la tentative d’assassinat dont il a été victime cet été lui a laissé de graves séquelles, Salman Rushdie est de retour en librairie en France avec un précieux recueil d’essais – traduits par Gérard Meudal – Langages de vérité. Le texte que nous prépublions ici est issu d’un cours donné à l’université Emory. Le religieux dit : la foi est ce qui libère. Le non-croyant dit : la possibilité de discussion est ce qui libère. Dans les deux cas, le but est un idéal de liberté. Mais dans le premier, l’intangibilité des principes moraux empêche toute liberté véritable.
Par Salman Rushdie
Alors que nous savons désormais que la tentative d’assassinat dont il a été victime cet été lui a laissé de graves séquelles, Salman Rushdie est de retour en librairie en France avec un précieux recueil d’essais – traduits par Gérard Meudal – Langages de vérité. Le texte que nous prépublions ici est issu d’un cours donné à l’université Emory. Le religieux dit : la foi est ce qui libère. Le non-croyant dit : la possibilité de discussion est ce qui libère. Dans les deux cas, le but est un idéal de liberté. Mais dans le premier, l’intangibilité des principes moraux empêche toute liberté véritable.
Lorsque Christopher Hitchens acheva son livre, Dieu n’est pas grand, il m’en fit parvenir un exemplaire pour que je le lise et je lui dis, ne plaisantant qu’à moitié, que le titre comportait un mot de trop, qu’il aurait pu utilement effacer « grand ». Il ne tint pas compte de mon avis.
L’athéisme n’est pas très répandu en Amérique. En Angleterre et en Europe c’est un tel lieu commun d’annoncer qu’on ne croit pas en Dieu que les gens se grattent la tête et se demandent pourquoi vous vous comportez de manière aussi banale. Exprimer son athéisme revient à énoncer une évidence. C’est parler de sa foi qui paraît bizarre. (À moins que vous ne soyez musulman, les musulmans ont des problèmes avec l’athéisme.) En Angleterre, lorsque Tony Blair était Premier ministre, ses conseillers en communication ne ménagèrent pas leurs efforts pour dissimuler le fait qu’il était profondément croyant parce que si cela était venu à se savoir, ç’aurait été un handicap sur le plan électoral. Une dévotion publique et une profonde foi religieuse constituent la recette d’un échec en politique.
L’année dernière j’ai été invité en Australie à une conférence sur l’« athéisme mondial » à laquelle devaient participer de nombreux intervenants très connus : Richard Dawkins, Daniel Dennett, etc. J’ai appris plus tard qu’il avait fallu annuler la conférence faute d’avoir réussi à vendre les billets. Le plus impressionnant c’est que pratiquement aucun billet n’avait été vendu. Il semble que les Australiens n’avaient aucune envie de payer pour entendre quelques-uns d’entre nous parler de ce qu’ils tenaient pour acquis. Ils préféraient aller à la plage et, comme le juge Brett Kavanaugh, boire quelques bières et ne pas se sentir responsables de ce qui arrive ensuite. En Amérique, hélas, nous ne sommes pas aussi en avance que les Australiens sauf pour ce qui est de la bière et de ce qui arrive ensuite.
En Amérique, si vous rejetez la religion du haut d’un pupitre de conférence, vous entendez souvent des réactions choquées : des gens qui poussent des exclamations de surprise ou reprennent bruyamment leur souffle. En Amérique vous ne pouvez même pas être employé de la fourrière si vous n’êtes pas en mesure de prouver que vous allez tous les dimanches à la messe et que vous avez une relation étroite avec le prêtre du coin. (Non en fait, pas si étroite que cela. De toute façon, il préfère probablement des gens plus jeunes.) Même Donald Trump a dû faire semblant d’être croyant, ce qui n’a pas dû être facile pour lui, parce que, comme l’a montré une séquence vidéo tournée dans la National Cathedral, apparemment il ne connaît même pas le Notre Père. (Entre parenthèses, savoir des choses n’est pas, dans l’ensemble, le point fort de Trump. Comme l’a fait remarquer un commentateur conservateur ce n’est pas que Trump ne sait pas des choses, c’est qu’il ne sait pas ce que « savoir des choses » veut dire.)
Il y a quelques années, avant la dernière guerre en Irak, je me suis retrouvé à Washington où je m’adressais à des groupes de sénateurs démocrates et républicains. Une des différences frappantes entre les deux groupes c’est que les démocrates s’exprimaient dans le langage laïque de la politique alors que les républicains faisaient constamment référence à des assemblées de prière et à la foi. Au cours du meeting des républicains, un sénateur du parti déclara, profondément indigné, qu’il avait vu une citation d’Oussama Ben Laden disant que l’Amérique était un pays sans Dieu. « Comment peut-il dire une chose pareille ? me demanda le sénateur, sincèrement offensé. Nous sommes incroyablement pieux. » Je fus frappé par sa véhémence. Il avait le sentiment qu’une part essentielle de son identité était attaquée. Je me suis dit qu’Oussama Ben Laden avait probablement à l’esprit des cibles plus importantes que l’image que le sénateur se faisait de lui-même mais j’ai gardé ma réflexion pour moi.
Mais je suis ressorti de là en m’interrogeant sur la question de savoir pourquoi, sur la « terre de la liberté », les gens restaient partout emprisonnés dans cette idéologie antique nommée Dieu. En voici l’explication, la théorie à deux dollars à laquelle je suis parvenu. Cela a beaucoup à voir avec la conception que se font les gens de la liberté. En Europe, le combat pour la liberté de pensée et d’expression a été mené contre l’Église plus que contre l’État. L’Église, avec son dispositif répressif, l’excommunication, l’anathème, l’Index expurgatorius, la torture, les sorcières que l’on noyait, les opposants qu’on écartelait ou qu’on brûlait, se donnait pour tâche de placer des limites à ce que l’on pouvait penser et dire et si vous franchissiez ces limites vous pouviez comme Giordano Bruno, comme Savonarole, vous retrouver sur le bûcher ou du moins être contraint, comme Galilée, de rétracter ce que vous saviez être vrai. Ainsi dans la pensée européenne, « la liberté » était comprise comme le fait de se « libérer de la religion ». Les écrivains et les philosophes des Lumières en France ont parfaitement compris cela et se sont appliqués à saper le pouvoir qu’avait l’Église d’imposer le silence, en se servant du blasphème comme d’une de leurs armes et c’est leur œuvre qui a fini par devenir la pierre angulaire de notre conception moderne de la liberté.
Mais les premiers colons qui sont arrivés d’Europe en Amérique fuyaient, dans bien des cas, les persécutions religieuses, et l’Amérique, leur terre nouvelle, était l’endroit où ils allaient être libres de pratiquer leur religion comme ils le souhaitaient, sans aucune crainte. Ainsi « la liberté » en Amérique, dès les premiers temps, a été vue non comme une façon de se libérer de la religion mais comme la liberté de la pratiquer. Religion et liberté n’étaient pas dans des camps opposés mais du même bord. Et lorsque le premier amendement fut formulé, ces deux éléments y étaient liés à jamais. « Le Congrès ne pourra faire aucune loi ayant pour objet l’établissement d’une religion ou interdisant son libre exercice ; de limiter la liberté de parole ou de presse, ou le droit des citoyens de s’assembler pacifiquement et d’adresser des pétitions au gouvernement pour qu’il mette fin aux abus. » Vous pouvez voir que la liberté religieuse précède la liberté de parole. Elle est de première importance, et la liberté d’expression ne vient qu’en second lieu. Cela explique en partie pourquoi l’athéisme est si peu enraciné en Amérique. La religion et la liberté se sont mariées sur le continent nord-américain, le premier amendement a servi de certificat de mariage, et les États-Unis ont été le résultat.
L’exemple américain, où le désir de liberté religieuse a été étendu jusqu’à inclure la liberté de toute forme de pensée et d’expression, est, je pense, une exception à la règle. Le plus souvent, religion et liberté ont été en désaccord. Et même dans l’Amérique d’aujourd’hui, la ligne de fracture entre liberté et religion n’est pas difficile à voir. D’un côté le premier amendement ne parvient pas à protéger les juifs de Pittsburgh de la folie américaine des armes, sanctifiée par les interprétations actuelles du deuxième amendement. D’un autre côté certains croyants peuvent s’en prendre à la liberté de certaines personnes après avoir redéfini le mot « liberté » pour lui donner à peu près le sens de « sectarisme de droit divin ». Refuser de servir des homosexuels ou de célébrer leurs mariages est un exemple de ce genre de liberté que l’on rencontre dans la Bible Belt. Nous vivons une époque violente où le sens des mots est partout déformé de façon malhonnête, où ces significations déformées peuvent engendrer la violence et c’est particulièrement vrai de ces deux expressions « la liberté individuelle » et « la liberté tout court ». Je reviendrai sur ce point dans un moment. Mais je veux d’abord remonter aux origines à la fois de la religion et de l’idée de la liberté individuelle.
Les dieux sont nés du fait que les êtres humains ne comprenaient pas le monde. Qu’était le Soleil et pourquoi s’élevait-il dans le ciel ? Qu’étaient la Lune et les étoiles ? Vivions-nous sous un grand dôme percé de trous pour laisser passer cette mystérieuse lumière ? Qui faisait tomber la pluie et pourquoi vivions-nous et mourions-nous ? Comment étions-nous arrivés ici et comment ici était-il arrivé avant nous ? Depuis les temps les plus reculés nous avons souffert de l’illusion anthropomorphique, la croyance que les choses non humaines comme les plantes ou les océans étaient dotées de caractéristiques humaines, comme les émotions, que le ciel pouvait se mettre en colère et que la brise pouvait être douce, mais aussi, depuis les temps les plus reculés, nous sommes des animaux qui racontent des histoires. Nous nous racontons à nous-mêmes des histoires pour tenter d’expliquer ce que nous ne comprenons pas. Nous inventons des versions plus grandes et plus puissantes de nous-mêmes, cachées dans le ciel, nous lançant des éclairs depuis le sommet des montagnes, barattant la surface de la mer depuis un trône enfoui dans les profondeurs des eaux. Et nous faisons des dieux le centre de discussions sur l’amour et la peur. Tantôt les dieux nous aimaient, ils avaient leur peuple préféré et leurs cités préférées, mais lorsque les préférences des dieux entraient en conflit, lorsqu’un dieu aimait les Grecs et un autre préférait les Troyens, gare ! Parfois l’amour d’un dieu, quand il s’adressait à une femme, ressemblait beaucoup à une agression sexuelle. Et très souvent les dieux se contentaient de se montrer effrayants et vengeurs, en particulier à l’égard de ces humains audacieux qui rêvaient de les égaler, comme le fit Arachné, qui se pensait capable de tisser aussi bien qu’Athéna. Et qui fut pour cette raison transformée en araignée. Les dieux n’ont jamais apprécié que les humains défient leur pouvoir ou que l’un d’entre eux tente de leur voler leur pouvoir magique. Le châtiment du Titan Prométhée, coupable d’avoir volé le feu, devait nous servir d’exemple à tous.
« Restez à votre place » disait le message des dieux depuis le début. Sauf que la liberté c’est précisément l’idée que nous n’avons pas besoin de rester à notre place mais plutôt de nous en bâtir une qui nous convienne.
La peur, dans l’ensemble, l’emporte sur l’amour, dans les polythéismes primitifs. Il est vrai qu’existaient des divinités de l’amour, des dieux dont le rôle était de veiller sur la vie des amoureux et de recevoir en retour leur adoration, mais dans l’ensemble, nos ancêtres voyaient dans la divinité l’incarnation du pouvoir. C’était leur réponse à la grande question insoluble : Qui a créé toutes choses, y compris nous ? Et il n’existait rien d’aussi stupide que la liberté humaine. Nous étions les créatures des dieux, vouées à les adorer, humblement, sinon gare. Il est vrai que beaucoup des histoires inventées par nos ancêtres étaient très belles et très étranges : le dieu Indra barattant le lait originel de l’univers pour créer les galaxies, la tortue géante soutenant le monde (mais qu’est-ce qui soutenait la tortue géante ?), Ganesh à la tête d’éléphant, assis au pied de l’Homère indien, le sage Vyasa, et notant le Mahabharata que lui récite le poète ; le crépuscule des dieux. Mais les religions mortes dont nous trouvons les histoires si belles étaient autrefois des religions bien vivantes, dotées de tout l’appareil répressif dont disposent les religions vivantes, et on blasphémait alors à ses risques et périls. Ces religions ne sont devenues de « belles histoires » que lorsque les gens ont cessé de croire en elles comme en des vérités littérales. L’idée de la vérité littérale de tel ou tel texte sacré demeure une des notions les plus dangereuses.
Soyons clairs. Les dieux ne nous ont pas créés à leur image. C’est nous qui les avons créés à la nôtre. Et si la première raison de cet acte de création fut notre désir de trouver des explications à la création plus vaste que nous ne comprenions pas, notre désir, en l’absence de la science, de répondre à la première grande question, celle des origines, alors la seconde raison était de fournir un cadre éthique à nos vies, de répondre à la seconde grande question, celle de l’éthique : maintenant que nous sommes là, comment devons-nous vivre ? Qu’est-ce qu’une bonne action, qu’est-ce qu’une mauvaise action ? Qu’est-ce qui est mal, qu’est-ce qui est bien ? Il est intéressant de noter que les religions polythéistes – les panthéons égyptien, nordique, grec, romain, hindou – ne se sont pas beaucoup intéressées à la seconde question. Leurs dieux n’étaient pas des modèles de vertu et ne proposaient aucune théorie morale. Les dieux étaient comme nous, en plus grand. Ils ne se comportaient pas bien. Ils étaient cupides, c’étaient des prédateurs sexuels, ils étaient orgueilleux, mesquins, vindicatifs, déloyaux, lubriques. (Songez-y : les humains, même dans le brouillard des premiers temps, devaient former une bande bien meilleure que leurs divinités.) Mais ce qui importe c’est que les dieux ne disaient pas à leurs fidèles, faites comme nous. Ils ne disaient pas : nous vous montrons l’exemple à suivre. Ils disaient simplement : nous sommes les dieux, nous faisons ce que nous voulons, et votre rôle est de nous adorer, sinon gare.
Le fascisme est né sur le mont Asgard, le mont Kailash et le mont Olympe.
Ce sont les grands monothéismes qui se sont emparés de la question de la morale. Ce qui descendait de la montagne à présent, ce n’était plus un éclair mais un sermon. C’est alors qu’est apparue l’affaire de la carotte et du bâton, ce que l’on pourrait appeler la conception de la morale selon le père Noël. Gardez-vous de commettre des méchancetés et vous aurez des cadeaux au pied du sapin. Mais si vous n’êtes pas sur la bonne liste, le Jugement dernier risque d’être, disons, décevant. Soyez bons et l’Éden vous attend. Voici à quoi il ressemble : des nuages, des chemises de nuit, des ailes, le son de la harpe, la béatitude. Soyez méchants et voici à votre intention une vision de l’enfer. Et, à propos, voici aussi une liste de châtiments terrestres que vous allez devoir supporter en attendant. Ces visions de l’enfer et des châtiments terrestres que tous les monothéismes adorent sont ce que nous appellerions aujourd’hui des bandes-annonces. Et la question qu’elles posent est la suivante, à présent que vous avez vu les bandes-annonces du ciel et de l’enfer, quel film aimeriez-vous regarder ? Voici la carotte. Voici le bâton. À vous de choisir.
Cela ressemble à l’éducation parentale à l’ancienne. À la naissance, on ne comprend pas grand-chose et on est très dépendant. Avant de maîtriser le langage, on a besoin de soin et de protection. En grandissant, on se tourne vers ses protecteurs, si on a la chance d’en avoir, et on se réfère à eux pour déterminer notre façon de vivre. Tous les enfants cherchent à enfreindre les limites imposées par leurs parents mais tous les enfants ont aussi besoin de savoir où sont ces limites. Nous nous prélassons dans l’approbation de nos parents et nous redoutons leur réprobation. Ils sont des dieux pour nous. Jusqu’à ce qu’ils cessent de l’être.
Grandir est notre première expérience du phénomène de la liberté, et on pourrait aussi employer un autre terme « penser par soi-même ». À un moment donné nous commençons tous à façonner notre propre vision du monde et si elle ne correspond pas à celle que nos parents ont fabriquée à notre intention, bien souvent nous rejetons la vision ancienne en faveur de la nouvelle, et si cela suscite des problèmes entre nos parents et nous, nous devons alors affronter ces problèmes (ou les fuir). Les dieux cessent d’être des dieux, et nous devenons des êtres autonomes.
Plusieurs mythes appartenant aux religions anciennes nous disent effectivement que le temps viendra où nous devrons apprendre à nous passer de leurs dieux. « Le crépuscule des dieux » est une expression qui découle, presque à coup sûr, d’une erreur de transcription. Dans « La Prophétie de la voyante », le poème de l’Edda poétique qui décrit ces événements, le terme qui sert à les désigner est toujours Ragnaräk, qui veut dire la chute ou la destruction des dieux. Le terme est écrit une seule fois sous la forme, Ragnarök, ce qui en modifie le sens et signifie « crépuscule ». Mais les dieux ne nous attendent pas dans quelque magnifique crépuscule. Odin tue et est tué par le loup de Fenrir ; Thor tue le serpent du monde qui jaillit des mers de la séparation mais il succombe à sa morsure empoisonnée, Freyr combat Surtr et il meurt par l’épée flamboyante du géant. À la fin, les ogres sont morts, mais les dieux aussi. Ce n’est pas un crépuscule. C’est un désastre. Et ensuite, nous sommes livrés à nous-mêmes.
Dans le bouddhisme, il n’y a pas de dieux au départ. Nous pouvons donc aller droit au but.
J’avoue que je trouve séduisant cet aspect des vieilles croyances : cette idée qu’en fin de compte, la religion intègre la notion de son autodestruction, comme une vieille machine à laver. Il arrive un moment où il faut s’en débarrasser.
Cela me semble infiniment préférable à « l’éternité » tant aimée des monothéismes, l’éternité de Dieu, et l’existence éternelle du système de récompenses-châtiments, qu’il prévoit à notre intention.
Se détacher des dieux, c’est la naissance de la liberté de l’individu et de la société.
Mais alors qu’allons-nous faire des deux grandes questions à présent ? Eh bien pour ce qui est de la première, la question des origines, ce que nous pouvons affirmer avec un très grand degré de certitude c’est que la réponse apportée par chacune des grandes religions du monde et par toutes les autres, plus petites et bancales, est fausse à cent pour cent. Non, le monde n’a pas été créé en six jours par une entité qui s’est reposée le septième jour. Non, il n’y a jamais eu personne du nom de Xenu, le tyran de la « Confédération galactique » qui aurait amené des milliards de gens sur terre il y a soixante-quinze millions d’années à bord d’un vaisseau spatial ressemblant à un Douglas DC-8, les aurait entassés autour de volcans dans lesquels il aurait fait exploser des bombes à hydrogène, créant ainsi des « thétans » qui s’accrochent au corps des vivants. Non il n’y a pas eu d’ancêtres géants australiens, des Wandjina, qui piétinaient la surface de la terre, créant ainsi les paysages en marchant. De telles histoires peuvent être séduisantes, à l’exception des idioties de la scientologie, mais elles ne sont pas vraies.
Nous ne sommes plus ignorants. Nous n’avons pas besoin de ces histoires. La science en a de meilleures et beaucoup d’entre elles sont vérifiables. Celles qui ne le sont pas sont tenues pour des hypothèses de travail. Comme il est préférable d’adhérer à un système de savoir qui reconnaît ses propres limites ! On ne sait pas tout sur tout. Mais admettre cela ne veut pas dire que l’on ne sait rien sur quoi que ce soit. Sur la question des origines de l’univers, nous avons déjà beaucoup appris. Pour ma part je choisis le Big Bang contre la Tortue du Monde, n’importe quand.
Quant à la seconde question, celle de la morale, j’ai décidé depuis longtemps que je n’avais nul besoin des conseils de prêtres catholiques ou de mollahs wahhabites sur ce point. Les agressions sexuelles sur des enfants au sein de l’Église catholique et les comportements tyranniques et même meurtriers des dirigeants les plus puissants de l’islam wahhabite, à savoir la famille royale d’Arabie saoudite, m’auraient convaincu que les idéologies auxquelles ils adhèrent ne sont pas la meilleure référence pour développer une vision éthique du monde. Même le bouddhisme pacifique, cette religion sans Dieu, a démontré lors des attaques de moines bouddhistes contre la population rohingya de Birmanie/Myanmar qu’il était, lui aussi, capable du pire. Mais la raison fondamentale pour laquelle je rejette les avis de la religion sur le plan moral est en rapport avec la question de la liberté.
L’éthique change à mesure que la société elle-même évolue, et la définition d’une société libre c’est une société où la morale évolue par des discussions, des débats et l’examen d’idées nouvelles. Une société peut accepter l’esclavage à un moment donné et le rejeter à un autre. Elle peut refuser aux femmes le droit de vote pour reconnaître plus tard que cette position était erronée. Elle peut user de discriminations contre les personnes LGBTQ à une certaine période et les supprimer à un autre moment. Malgré tous les défauts de ce système qu’on pourrait appeler « la démocratie » – le plus grave défaut que nous pouvons constater aujourd’hui, c’est que la discussion peut entraîner des mouvements rétrogrades et pas seulement progressistes –, je continue à penser qu’il s’agit de la meilleure méthode disponible pour créer une société morale. Comme le disait Winston Churchill, la démocratie est la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes les autres.
La liberté repose sur la remise en question constante des premiers principes de tout système moral. Quand on n’a pas le droit d’interroger les premiers principes d’un système dominant de pensée et qu’en le faisant on s’expose à des sanctions sévères, on se retrouve enfermé dans la tyrannie. Le problème ne concerne pas seulement les religions. Les sanctions encourues lorsqu’on remettait autrefois en cause le stalinisme et aujourd’hui le régime chinois étaient et sont toujours brutales et sévères. Mais la religion corse encore l’affaire en affirmant que l’autorité de telle ou telle source divine est inattaquable et en ajoutant que sans la présence de cet arbitre suprême pour distinguer le bien du mal, il est impossible de mener une vie morale. Autrement dit, que les athées sont par définition amoraux. Ce point de vue est très largement répandu dans le monde musulman aujourd’hui, et pas seulement, tant s’en faut, chez les fanatiques.
(Entre parenthèses, en 2006, au Royaume-Uni quand Tony Blair était Premier ministre, il essaya de promulguer une loi qui aurait rendu illégale toute critique de la religion. Je fus l’un des meneurs de la protestation contre ce projet qui fut finalement retoqué par la Chambre des communes à une voix près. Un autre des opposants était le comédien Rowan Atkinson. Je me rendis en sa compagnie à un rendez-vous avec des ministres et des fonctionnaires et à un moment donné Rowan déclara, de sa voix calme et digne, qu’il avait récemment réalisé un sketch pour une émission de télévision dans lequel il s’était servi d’images d’archives des prières du vendredi à Téhéran. « Et sur ces images, j’avais mis un commentaire en voix off, disant : “Et les recherches se poursuivent pour retrouver les lentilles de contact de l’ayatollah.” Une telle chose aurait-elle été possible sous la nouvelle loi, demanda-t-il avec douceur, ou aurait-elle été interdite ? » Les ministres et fonctionnaires s’empressèrent d’assurer M. Bean qu’ils adoraient l’humour et qu’il n’y aurait eu aucun problème. « Mais comment aurais-je pu le savoir ? » demanda-t-il. Ils n’avaient aucune réponse satisfaisante à cette question.)
J’ai été élevé à Bombay dans les années 1950 à une époque et à un endroit où la religion n’était pas prépondérante. Mes parents avaient déménagé de Delhi à Bombay avant l’indépendance et peu de temps avant ma naissance parce qu’ils craignaient que des conflits religieux n’éclatent à Delhi, ce qui fut le cas. Bombay avait la réputation d’être différente, et c’était aussi le cas. Il y eut très peu de problèmes cette année-là entre hindous et musulmans, alors que des centaines de milliers de gens mouraient un peu partout dans le sous-continent. Les habitants de Bombay en étaient fiers, fiers que dans notre ville les gens vivent côte à côte en bonne intelligence, chacun célébrant les fêtes religieuses des autres, la multitude se fondant en une seule entité et chacun, d’une certaine manière, s’effaçant mutuellement de sorte que la mentalité de la ville était fortement laïque. Ce n’est plus le cas. Que la montée du nationalisme hindou ait conduit à une très forte augmentation du sectarisme dans ce qui est aujourd’hui Mumbai est un motif de tristesse pour les gens de ma génération.
J’ai donc grandi dans une famille, dans une ville et à une époque où on s’estimait libres de discuter de tout, de tout remettre en question, jusqu’aux principes fondamentaux de la religion. Personne ne se serait senti « offensé ». Personne n’aurait certainement imaginé d’interdire de tels discours. Et il est encore plus certain que personne n’aurait pensé à lancer des représailles contre la liberté de pensée. Voilà quelle fut la formation du jeune homme qui entreprit, au milieu des années 1980, d’écrire son quatrième roman, Les Versets sataniques.
Ce n’était même pas, en réalité, un livre sur la religion. Il parlait d’immigration, que je considère comme un des grands thèmes de notre époque, et un thème central dans mon œuvre. L’émigration depuis l’Asie du Sud vers la Grande-Bretagne, la situation des immigrés à Londres dans cette période que nous connaissons sous le nom de haut thatchérisme. L’émigration, me disais-je, provoque une remise en question radicale du moi et le roman lui-même doit donc incarner cet acte de remise en question. Et un des défis qu’il doit affronter, c’est la religion, l’hypothèse de la justesse de la religion de chacun.
C’est ici qu’intervient la remise en question des principes fondamentaux. Je me suis demandé : si je m’étais tenu sur la montagne aux côtés du Prophète quand il voyait l’ange Gabriel lui apporter la révélation, aurais-je vu l’ange moi aussi ? Gabriel est décrit comme un ange vraiment très grand. Il « se tient à l’horizon et emplit le ciel ». Un très gros ange. Et pourtant je suis pratiquement certain que je ne l’aurais pas vu. Un croyant dirait peut-être que c’est parce que ma foi était faible, je dirais plutôt que c’est parce que la révélation est un événement intérieur, pas un événement extérieur. Et une fois que l’on a admis cela, on peut raconter l’histoire du prophète et de sa prophétie comme l’histoire d’un être humain, d’un personnage, qui donne forme à sa révélation à partir de ses expériences personnelles, en réaction aux circonstances du lieu et de l’époque particulière où il vit. Une personne et une idée qui sont contenues dans l’histoire, qui n’y sont pas extérieures. Ce qui fournit un argument contre le premier principe. Si la révélation n’est pas la parole accréditée de Dieu, elle peut aussi bien être le produit du caractère du Prophète et des circonstances et dire cela, c’est blasphémer. On peut protester et dire qu’il a fallu très longtemps pour établir la version officiellement reconnue du Coran. Que les versets coraniques du Dôme du Rocher à Jérusalem diffèrent sur certains points du texte canonique. Personne ne vous écoutera. Finalement le romancier dit, je dois procéder ainsi parce que c’est ainsi que je suis.
Ma remise en question de l’histoire des origines a causé des problèmes. Mais c’est un aspect essentiel d’une vision du monde humaniste et laïque, d’affirmer qu’aucun ensemble d’idées n’est intouchable et ne saurait être remis en question. J’étais convaincu que cela s’appliquait aux idées de l’islam. Je le suis toujours.
La doctrine religieuse dit : Soumets-toi. Accepte ce que disent les grands livres. Ils ont déjà toutes les réponses, étayées par l’autorité divine. Ta foi en ces réponses te libérera. Sans elle tu n’es pas libre. Tu es égaré.
Le penseur non croyant dit : Je ne me soumets pas. Je n’accepte pas. La question doit être posée. La remise en question est en elle-même la réponse. La possibilité de discussion, c’est la liberté. Renoncer à cette liberté revient à s’enchaîner soi-même.
Dans les deux cas, le but est un idéal de liberté.
Mais comme je l’ai dit au début, combien ce mot de « liberté » est trompeur et quelles étranges significations on peut lui donner. Dire que les French fries sont « les frites de la liberté » ne veut pas dire qu’elles contiennent une liberté quelconque. C’est une façon de dire qu’en ce moment on n’aime pas les Français. Appeler l’immeuble du nouveau World Trade Center « la tour de la Liberté » n’est pas tant un jugement philosophique qu’une sorte de slogan patriotique. « La terre de la liberté » elle-même comprend des populations pour qui la « liberté » est à la fois une chose conquise de haute lutte, sur l’esclavage, sur la pauvreté, et une chose constamment remise en cause, comme le montrent clairement les problèmes que rencontrent tous les jours les Afro-Américains et la triste histoire des Amérindiens, dont les anciennes libertés ont été si radicalement violées.
Et pourtant le mot garde toute sa force. Existe-t-il une sorte d’aspiration à la liberté dans notre constitution, un besoin d’être délivré des restrictions et des limitations ? Sommes-nous programmés pour y aspirer ? Steven Pinker dit que nous possédons un instinct de la langue qui nous permet de comprendre les sons que nous entendons quand nous venons au monde, de décoder et de maîtriser le langage sans l’aide d’une pierre de Rosette. Peut-on dire que nous possédons un instinct semblable pour la liberté et que c’est notre pente naturelle de le choisir ?
Il existe des anecdotes convaincantes en faveur de cette thèse.
Chaque fois que la liberté a été confisquée, les gens l’ont réclamée. Dans l’Afghanistan des talibans, dans l’Iran du chah comme dans celui des ayatollahs, dans l’Égypte du Printemps arabe, dans l’Union soviétique où le désir de liberté a fait tomber des murs, les gens, jeunes ou vieux, ont toujours désiré les mêmes choses, la liberté de dire ce qu’ils pensent, de tenir la main de ceux qu’ils aiment, de s’habiller comme ils le souhaitent et de s’octroyer à eux et à leur famille une vie plus libre. Leur exigence de liberté n’a pas toujours abouti. L’échec du Printemps arabe et de la Révolution verte en Iran, le retour de l’autoritarisme en Russie et dans la plus grande partie de l’ancienne Union soviétique en sont la preuve. Mais nous voyons partout une aspiration à la liberté. Comme chez cet homme qui se tient avec ses sacs à provisions face aux tanks chinois.
Pourtant il n’en reste pas moins vrai que nous tous, autant que nous sommes, exprimons un autre désir qui vient parfois contredire notre première aspiration. C’est le désir d’appartenir à une communauté, l’envie de convivialité, l’envie en tant qu’individus de faire partie d’un ensemble qui nous dépasse, que ce soit une race, une nation ou même une religion. C’est la lutte éternelle en chacun d’entre nous, entre la société et l’individu, entre la personnalité autonome définie par les philosophes humanistes de la Renaissance italienne et le moi considéré comme partie, et en définitive moins que cela, d’une sorte de groupe : le combat, pourrait-on dire, entre le singulier et le pluriel. Les idéologies révolutionnaires ont souvent laissé entendre que la révolution pouvait mener à l’émancipation d’une nation tout entière, ou du moins, à celle d’une classe sociale. Je suis né huit semaines avant que le mouvement pour l’indépendance de l’Inde soit parvenu à se débarrasser de l’Empire britannique et je comprends que de telles affirmations contiennent une part de vérité. Mais ce fut aussi, comme je l’ai déjà dit, l’époque des massacres liés à la Partition et je sais donc que, pour bien des gens, les promesses des révolutions peuvent être trompeuses.
John F. Kennedy et Nelson Mandela ont affirmé l’un et l’autre que la liberté était indivisible. « Lorsqu’un seul homme est réduit à l’esclavage, aucun homme n’est libre », a déclaré le président Kennedy et Mandela lui a fait écho : « Les chaînes imposées à n’importe quel homme de mon peuple étaient des chaînes imposées à tous ; les chaînes imposées à tout mon peuple étaient mes propres chaînes. »
C’est mon avis et l’idée gravée dans le premier amendement. Mais nous vivons une époque de censure dans laquelle bien des gens, particulièrement des jeunes, en sont venus à estimer qu’il faut limiter la liberté d’expression. L’idée selon laquelle heurter les sentiments d’autrui, offenser leur sensibilité, c’est aller trop loin est aujourd’hui largement répandue, et lorsque j’entends de braves gens tenir de tels propos, je me dis que la vision religieuse du monde est en train de renaître dans le monde laïque, que le vieux dispositif religieux de blasphème, d’inquisition, d’anathémisation, et tout le reste, pourrait bien être en train de faire son retour.
Je peux affirmer, et je le fais volontiers, qu’une société ouverte doit autoriser l’expression d’opinions que certains de ses membres peuvent trouver désagréables, sinon, si nous acceptons de censurer les opinions qui dérangent, nous nous retrouvons confrontés à la question de savoir qui doit détenir le pouvoir de censure. Quis custodiet ipsos custodes, comme on disait en latin. « Qui nous protégera de nos gardiens ? »
Nous vivons une époque où la vérité elle-même fait l’objet d’attaques sans précédent, dans laquelle des mensonges délibérés sont masqués par le fait qu’on accuse de mensonge ceux qui cherchent à les démasquer. Nous vivons une époque où tout est sens dessus dessous. Ce sont les aliénés qui dirigent l’hôpital psychiatrique. L’époque met à rude épreuve la notion de liberté d’expression pour laquelle je me bats. Mais en fin de compte je reste sur mes positions. Je n’ai que de l’admiration pour le zèle dont ont fait preuve les médias soumis à de rudes attaques en s’accrochant fermement à cette idée vitale : que la vérité est la vérité et que les mensonges sont des mensonges, et ont continué à faire leur travail. Si ce sont là les ennemis du peuple, je suis heureux d’en faire partie. Car la vérité c’est que la vérité et ceux qui la disent sont les meilleurs amis du peuple.
Si je m’étais tenu devant vous il y a dix ans, j’aurais peut-être soutenu que la plus grande menace contre la liberté à laquelle nous soyons confrontés est l’extrémisme religieux. Je n’avais pas prévu ce qui m’apparaît comme une version laïque de ce fanatisme. Le phénomène Trump possède toutes les caractéristiques d’un culte, dans lequel la vérité devient ce que dit le chef, et il n’y a que ce qu’il dit qui soit vrai, et dans lequel le mal est tout ce qui est extérieur au culte. Ce culte a ses serviteurs, sur Fox et sur Gab, chez Breitbar et dans le monde de Gingrich et ils disposent de très grands pouvoirs. Le culte profère des menaces et ces menaces ne sont pas sans conséquences comme nous commençons à le comprendre en ces temps d’horreur. Voilà la religion contre laquelle nous devons à présent nous battre, l’illusion que nous devons dissiper, le prophète que nous devons déboulonner. Comme les enfants à la fin du conte de Hans Christian Andersen, « Les Habits neufs de l’empereur », nous devons trouver le moyen de dire : « Mais il n’a rien sur lui ! » Ce sont les mots, rappelez-vous, qui brisent le charme et alors tout le monde s’écrie : « Mais il n’a rien sur lui ! »
Voilà la magie que nous devons mettre en œuvre. La magie des langages de la vérité est la seule en laquelle je crois. Et je dois croire, nous le devons tous, qu’à la fin la vérité nous délivrera.
Salman Rushdie, Langages de vérité. Essais 2003-2020, traduit de l’anglais par Gérard Meudal, © Actes Sud 2022.
En librairie le 2 novembre.
Salman Rushdie
Écrivain, Essayiste
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